Vous n'avez pas d'alertes.
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    C’est le lendemain, sous un soleil de plomb, qu’ils atteignirent le pied des montagnes. Une route étroite serpentait jusqu’à la vallée, gardée par une petite tour de guet. Quatre sentinelles* accoururent pour accueillir le groupe avant de les guider jusqu’à un pavillon où une table les attendait avec un vrai repas : un ragoût fumant et des pommes de terre rôties.

    Rassasiés, ils reprirent rapidement la route. Dans l’espoir d’arriver à Anatol avant le coucher du soleil, ils décidèrent d’emprunter le chemin le plus court. Cela signifiait que Maxi devait descendre du carrosse et monter avec Riftan. Elle avait déjà chevauché des poneys, mais jamais un cheval de guerre. Mal à l’aise, juchée devant Riftan, elle s’agrippait nerveusement à la selle. D’un bras, Riftan l’enserra par la taille et l’attira contre lui.

    « C’est un raccourci, alors ça risque de secouer un peu. Tu peux t’appuyer sur moi si tu veux te reposer. »

    Maxi ne voulait pas être un poids, mais avec sa piètre expérience, elle n’eut d’autre choix que de s’accrocher à lui pendant que leur monture dévalait les sentiers escarpés. Elle se cramponnait désespérément à son bras, persuadée qu’elle allait tomber d’un instant à l’autre. Pourtant, Riftan ne la réprimanda pas une seule fois.

    Ils chevauchaient depuis un moment lorsque la voix d’un chevalier en tête de la formation fit retentir sa voix le long des rangs.

    «  Commandant ! Il y a cinq loups-garous, deux thradions plus loin sur la route !  »

    Les autres tirèrent aussitôt leurs épées. Terrifiée, Maxi agrippa le bras de Riftan, les jointures blanches de peur.

    «  Vous feriez mieux de ne pas me laisser m’en occuper tout seul  !  » lança Riftan d’un ton grondant à ses hommes.

    «  Bien sûr que non, Commandant  !  » répondit Hebaron. «  Ça fait un moment que j’ai envie de dégourdir ma lame.  »

    Il s’élança aussitôt, et, au loin, on entendit les grognements féroces des créatures. Maxi tremblait de peur, et Riftan la serra contre lui pour qu’elle puisse enfouir son visage dans sa poitrine.

    «  Ça ne durera pas,   » dit-il d’un ton ferme mais apaisant. «  Ferme les yeux.  »

    Elle obéit et posa les mains sur ses oreilles, mais cela ne suffit pas à étouffer les fracas métalliques et les hurlements monstrueux qui résonnaient tout autour d’eux.

    «  Commandant  ! Au-dessus de vous  !  »

    Maxi leva les yeux par réflexe et poussa un cri strident. Tel un éclair, une créature au pelage sombre — au corps humanoïde et à la tête de loup — bondit depuis une branche et fondit droit sur leur cheval. Avant qu’elle ne puisse les atteindre, Riftan abattit la bête en plein vol, la tranchant en deux d’un unique coup de lame. Maxi resta figée, les yeux fixés sur le cadavre sanglant du loup-garou, incapable de comprendre ce qui venait de se passer. Le manteau éclaboussé de sang, Riftan claqua la langue d’agacement.

    «  Tu ne sais même plus compter, Gabel  ? Il y en avait six, et non cinq.  »

    Gabel, le chevalier qui avait effectué la reconnaissance, se gratta la tête d’un air penaud.

    «  Ce sont des loups-garous noirs… Certains savent se dissimuler grâce à des sorts.  »

    Riftan renifla avec mépris et lança sa monture au trot. Autour d’eux, des cadavres de loups-garous jonchaient le sol, leurs corps brisés et mutilés étalés sur les racines tortueuses qui serpentaient le long du sentier. Les chevaliers, d’un geste mécanique, essuyèrent leurs lames avant de remonter en selle, comme si de rien n’était.

    Leur puissance foudroya Maxi. Elle se souvenait vaguement d’avoir lu, bien des années auparavant, que les loups-garous avaient des os aussi durs que de la fonte* et une peau résistante comme une cotte de mailles. Même les épées d’acier peinaient à les tuer. Pourtant, Riftan en avait fendu un en deux sans le moindre effort.

    «  Il faut se dépêcher. Il pourrait y en avoir d’autres,   » dit Ruth en scrutant les environs.

    Les chevaliers hochèrent la tête à l’unisson, puis lancèrent leurs chevaux au galop sur les sentiers escarpés de la montagne. Maxi serra les dents pour ne pas se mordre la langue. Pendant d’innombrables heures, ils dévalèrent des chemins rocheux et densément boisés. Lorsqu’ils atteignirent enfin le sommet, un panorama à couper le souffle s’offrit à eux. Au point où Maxi en resta sans voix. Au-delà des plaines qui s’étendaient à perte de vue se dressait un village entouré de solides remparts de pierre grise.

    «  Voilà mes terres, Anatol,   » dit Riftan en désignant l’horizon. «  Nos gens sont pour la plupart des mercenaires ou des mineurs. Il y a aussi quelques serfs, mais la terre est difficile à cultiver. Alors, ils élèvent surtout des moutons, des poules et des chèvres.  »

    Tandis qu’elle écoutait Riftan, Maxi observait son nouveau foyer. Des pâturages s’étendaient jusqu’à une immense porte, dominés par une montagne escarpée au sommet de laquelle une imposante forteresse, taillée dans la roche, se dressait telle un golem pétrifié. Le château Calypse, isolé et impressionnant par sa démesure, lui rappelait son mari.

    «  L’extérieur ne paie peut-être pas de mine, mais l’intérieur est plutôt agréable,   » dit Riftan d’un ton un peu mal à l’aise. «  Et par rapport à la plupart des châteaux, il est d’une taille tout à fait convenable.  »

    Maxi le regarda, les yeux ronds d’étonnement. Cette forteresse de pierre occupait littéralement la moitié de la montagne  ! C’était donc ça, une taille «  convenable  » selon lui  ? Peut-être faisait-il la comparaison avec le château Croyso, deux fois plus grand et construit dans le style fastueux de l’Empire roémien aujourd’hui disparu.

    «  Nous pourrons rénover l’intérieur s’il ne te plaît pas,   » poursuivit Riftan, visiblement nerveux. «  Je peux commander des meubles pour rendre le château aussi somptueux que celui de ton père, même si ce ne sera pas évident de changer l’extérieur. L’aspect lugubre de la façade est difficile à éviter, bon sang  ! Il y a beaucoup de monstres dans cette région du sud, alors…   »

    «  I-Il y a v-vraiment beaucoup de m-monstres  ?  » demanda Maxi, alarmée.

    Riftan poussa un long soupir avant de se frotter le visage d’une main.

    «  Tu n’as aucune raison de t’inquiéter  ! Tu vois ces murs  ? C’est la première chose que j’ai fait construire quand on m’a octroyé ces terres. Il a fallu des années pour les achever, tout ça dans le but de protéger le village. Aucun monstre ne pourra jamais les franchir.  »

    «  J-je ne suis p-pas inquiète…   » répondit-elle doucement. Elle sentait bien son irritation, mais ses mots étaient sincères. Ces murs semblaient effectivement solides et protecteurs.

    «  Assez parlé, Commandant  !  » cria un chevalier depuis l’arrière. «  On meurt de faim  !  »

    Riftan tira sur les rênes, et le destrier dévala la colline à vive allure. Maxi plissa les yeux alors que le vent fouettait son visage. Sa capuche s’envola, et ses cheveux se défirent, flottant en mèches désordonnées derrière elle. Bientôt, ils atteignirent les portes d’Anatol.

    «  Les chevaliers de Remdragon sont de retour  !  » crièrent plusieurs d’entre eux à l’unisson. «  Ouvrez les portes  !  »

    À la vue de l’emblème du dragon blanc sur leurs armures et leurs capes, les gardes s’empressèrent d’ouvrir les lourdes portes. À l’intérieur, une foule s’était rassemblée pour accueillir le grand seigneur qui avait terrassé le redoutable dragon. Lorsqu’ils aperçurent Riftan, les acclamations retentirent à l’unisson :

    «  Rosem Wigrew des Calypse  ! L’incarnation de Wigrew  !  »

    Saisie par l’ampleur des cris, Maxi enfouit son visage contre la poitrine de Riftan. Être comparé à Wigrew, le héros légendaire, représentait la plus haute distinction qu’un chevalier puisse recevoir. Les paysans abandonnèrent leurs tâches pour se joindre au chœur, brandissant haut leurs pioches. Les femmes, parées de leurs plus beaux atours, agitaient des mouchoirs aux couleurs vives, créant un océan de tissus flottants. Les mineurs saluaient depuis leurs charrettes, les ouvriers les saluèrent du haut des toits, et les enfants, le visage barbouillé de suie, arboraient de larges sourires éclatants.

    Maxi n’avait jamais rien vu de tel. Une foule immense scandait le nom de Riftan comme un seul homme, avec une ferveur presque chorégraphiée. C’était un monde aux antipodes de celui qu’elle avait connu. Rien à voir avec le château somptueux mais glacial de son père, où les serviteurs baissaient éternellement la tête de peur. Ici, l’air vibrait d’une chaleur vive et communicative, les visages rayonnaient de fierté et de bonheur.

    «  Commandant  !  » lança l’un des chevaliers de la suite. «  Les villageois ont préparé un banquet pour nous accueillir. Ils s’affairent depuis qu’ils ont appris la nouvelle de notre victoire  !  »

    Riftan fit un geste pour décliner l’invitation.

    «  Je dois retourner au château sans attendre. Profitez de la fête sans moi.  »

    Il donna un coup de talon à son cheval, qui se cabra avant de s’élancer à pleine vitesse sur la route pavée. De chaque côté du chemin, les villageois lançaient des fleurs sur leur seigneur revenu victorieux. Maxi regardait les pétales voler dans les airs, les yeux brillants d’émotion. Ce n’était pas pour elle que l’on acclamait ainsi, et pourtant, son cœur battait à tout rompre. Riftan, lui, conservait un calme parfait alors qu’ils poursuivaient leur route.

    Il pouvait se montrer d’une émotion débordante, puis, l’instant d’après, afficher une expression si froide qu’on aurait pu le prendre pour une statue de granit. Cet homme la laissait perplexe.

    Anatol était si vaste, si animé, qu’il était difficile de le considérer comme un simple village de campagne. Ses larges routes et sa place centrale étaient bordées d’auberges, de boutiques et de maisons de trois à quatre étages. Tandis que les chevaliers fonçaient tout droit vers les tavernes situées le long du ruisseau qui traversait le bourg, des prostituées richement vêtues se penchaient aux fenêtres pour leur envoyer des baisers. Certaines allaient jusqu’à baisser leur corsage pour dévoiler leur poitrine. Maxi resta bouche bée devant cette scène scandaleuse.

    «  Allons-y vite,   » souffla Riftan, alors qu’une foule de plus en plus dense s’amassait autour d’eux.

    Maxi acquiesça, et leur monture franchit d’un bond la place. Après le ruisseau, ils empruntèrent une longue montée bordée d’arbres touffus de chaque côté. Lorsqu’ils atteignirent enfin le sommet, un fossé et des remparts de pierre grise se dressèrent devant eux.

    Les gardes, visiblement avertis de l’arrivée de leur seigneur, abaissèrent sans attendre le pont-levis. Celui-ci s’ouvrit dans un grincement sourd, dévoilant ce qui se trouvait derrière. Maxi écarquilla les yeux, éblouie : le château était encore plus impressionnant vu de près. Ils franchirent le pont et pénétrèrent dans une vaste cour entourée d’un terrain d’entraînement et, sans doute, de la caserne. Le château de Calypse ressemblait davantage à une forteresse qu’à une demeure, mais il n’en demeurait pas moins imposant.

    Une fois les postes de garde dépassés, ils franchirent la porte intérieure du château.

    «  Nous y sommes,   » dit Riftan.

    Ils gravirent une rampe abrupte jusqu’à se retrouver devant le donjon principal. Maxi balaya des yeux les bâtiments environnants : des jardins austères, de massives constructions de pierre et une tour impressionnante. Devant les marches menant à l’entrée principale, quelque quatre douzaines de domestiques se tenaient en rang, la tête inclinée en signe de respect.

    «  Bon retour parmi nous, mon seigneur,   » dit l’homme trapu qui se tenait en tête du groupe de domestiques. «  Nous sommes heureux de vous savoir sain et sauf.  »

    «  Oui, oui…   » répondit distraitement Riftan en descendant de son cheval. Il aida Maxi à mettre pied à terre, puis tendit les rênes à l’homme qui les avait accueillis. «  Assure-toi que Talon puisse se reposer. Il a beaucoup galopé.  »

    «  À vos ordres, mon seigneur. Et pour les chevaliers…   ?  »

    «  Une fête les attend au village. Ils passeront sûrement la nuit dans les tavernes ou les auberges. Si l’un d’entre eux réussit à rentrer sans s’être noyé dans le vin, tu peux lui attribuer une chambre propre.  »

    «  Nous avons préparé les terrains d’entraînement et les quartiers dès que nous avons eu vent de votre retour. Mais si je puis me permettre, mon seigneur, cette dame est…   ?  »

    L’homme jeta un regard vers Maxi, qui redressa les épaules malgré elle.

    «  Ma femme,   » déclara Riftan d’un ton sans appel. «  Je suis allé la chercher dès mon retour au royaume.  »

    Le serviteur s’inclina profondément. «  Bienvenue, madame. Je me nomme Qenal Osban, palefrenier* du château de Calypse. C’est moi qui veille sur les chevaux du seigneur.  »

    «  J-je… Enchantée de v-vous… Rencontrer. Je suis M-Maximilian… C-Calypse,   » balbutia Maxi, en évitant soigneusement les regards qui se posaient sur elle.

    Avant même qu’elle ait pu observer la réaction des serviteurs, Riftan lui prit la main et l’entraîna dans les escaliers.

    De près, le château avait quelque chose de majestueux, mais aussi de morne. Dans la plupart des châteaux, les marches menant à la grande salle étaient bordées de fleurs éclatantes, de plantes soigneusement taillées et de sculptures raffinées. Ici, rien de tout cela. Un grand pavillon vide, à l’entretien négligé, et un arbre solitaire, sans une seule feuille. Il semblait que personne n’avait pris la peine d’aménager la cour.

    L’intérieur du château n’était guère plus accueillant, et Maxi frissonna en suivant Riftan dans le grand hall froid et faiblement éclairé. Le sol, en dalles d’argile et non en marbre, n’était illuminé que par un vieux lustre suspendu de façon inquiétante au plafond voûté. La salle principale était totalement vide, et même l’escalier monumental menant à la salle de banquet ne possédait pas le moindre tapis.

    Riftan s’avança jusqu’au centre de la pièce, tout en balayant la salle du regard. Puis il se retourna brusquement, la voix chargée de colère.

    «  Qu’est-ce que ça veut dire, tout ça  ?  »

    Les domestiques qui l’avaient accompagné à l’intérieur pâlirent aussitôt, mais Riftan ne leur laissa aucun répit.

    «  N’avais-je pas ordonné que le château soit rénové avant mon retour  ?  »

    «  Nous avons exécuté vos ordres, mon seigneur,   » répondit un vieux serviteur. «  Un nouveau tapis pour le salon, des meubles neufs, de l’huile pour les lampes, et une grande quantité de bougies coûteuses comme vous l’aviez demandé…   »

    «  Ce n’est pas ce que j’ai demandé  ! Je voulais que le château soit aussi splendide que possible !  » La voix de Riftan monta d’un cran. Il se passa une main dans les cheveux, alors qu’il respirait bruyamment sous l’effet de la frustration. «  Je vous ai envoyé largement assez d’or !  »

    «  Souhaitiez-vous que toute la somme soit consacrée à cela, mon seigneur  ?  » demanda prudemment le vieil homme, peinant à dissimuler son trouble. «  N-Nous ne sommes pas habitués à dépenser de telles sommes sans indications précises de votre part…   »

    «  J’ai dit que je laissais tout à la discrétion de l’intendant  !  » fulmina Riftan. « C’est inadmissible ! Comment avez-vous pu laisser cela se produire ? ! »

    Son regard courait sur l’intérieur lugubre et misérable du château.

    Les domestiques échangèrent des regards inquiets, le visage blême de peur. Même le plus flatteur des courtisans n’aurait pu prétendre que le château de Calypse était en bon état. Il manquait des balustres à l’escalier, les vitres avaient été remplacées par une pellicule jaunâtre et opaque, et pas un seul rideau n’avait été suspendu pour isoler la pièce du froid mordant de la saison. L’extérieur paraissait presque plus chaleureux.

    «  Alors, on s’est relâchés en l’absence du seigneur, hein  ?  » continua Riftan sur un ton acerbe. «  Vous êtes tous devenus négligents  !  »

    «  N-Nous avons fait de notre mieux pour redécorer le château selon vos ordres,   » répondit le vieux serviteur, la voix tremblante. «  Nous avons même remplacé les lits et les vieux meubles pour que vous puissiez vous reposer dès votre retour…   »

    «  Et vous osez encore trouver des excuses—  »

    «  R-Riftan  !  » Maxi lui attrapa la manche, incapable de supporter davantage son courroux. «  J-Je v-voudrais m-me reposer, maintenant…   »

    Riftan sursauta légèrement, puis baissa les yeux vers elle avant de la soulever dans ses bras. Maxi agita les jambes, surprise.

    «  R-Riftan…   !  »

    «  Ne bouge pas. Tu viens de dire que tu voulais te reposer.  »

    «  Je p-peux marcher  ! R-Repose-moi tout de suite  !  »

    Ignorant ses protestations, Riftan gravit les marches. En haut de l’escalier s’ouvrait un vaste couloir orné d’un tapis brun roux aux motifs complexes, qui menait à une lourde porte en chêne. Riftan le traversa d’un pas décidé, puis, une fois devant la porte, il la soutint d’un bras tout en tournant la poignée de l’autre.

    «  Au moins, la chambre est dans un état convenable,   » dit-il en franchissant le seuil pour la déposer doucement sur le lit.

    Maxi parcourut la pièce du regard, les yeux brillants de curiosité. La chambre était propre et chaleureuse. Un tapis aux motifs délicats recouvrait le sol, et une colonne en bois sculptée d’arabesques raffinées se dressait au centre de la pièce. Le lit faisait face à une cheminée et à une grande fenêtre cintrée. La lumière dorée du soleil couchant filtrait à travers les vitres, illuminant un long divan et une étagère appuyée contre le mur.

    De fins rideaux de gaze pendaient aux quatre coins du lit en bois de cerisier luxueux, et Maxi effleura la délicate étoffe du bout des doigts. La literie aussi était d’une douceur exquise, confectionnée dans une laine épaisse. Il semblait que, du moins, cette chambre avait bénéficié d’une attention particulière de la part des domestiques.

    «  Tout ça doit te paraître bien misérable,   » dit Riftan, l’observant avec une certaine nervosité.

    Quand elle le regarda avec un air d’incompréhension, il se passa une main sur le visage et jura entre ses dents.

    «  Bande d’imbéciles… Je leur avais pourtant bien dit…   »

    «  N-Non. C-Cette chambre est magnifique. L-le château aussi… Et le l-lit est m-merveilleux.  »

    «  Ne te fatigue pas. J’ai vu le château de Croyso suffisamment de fois pour savoir ce qu’il en est. À côté de celui de ton père, cet endroit ressemble à une étable.  »

    «  N-Non  ! C-Ce n’est p-pas vrai…   »

    Mais son objection sembla sonner creux, car elle ne parvint pas à dissiper la contrariété sur le visage de Riftan. Maxi baissa les yeux, fustigeant sa propre maladresse.

    Riftan lui jeta un regard agacé. «  C’était à toi de décorer cette demeure. Si tu étais venue plus tôt, le château ne serait pas dans un tel état. En l’absence du seigneur, c’est à la dame de veiller à l’entretien.  »

    «  Je… Je suis d-désolée.  »

    «  Ne t’excuse pas. Ce que je veux dire, c’est… Pourquoi ne pas aménager cet endroit à ton goût  ? Je te donnerai autant d’or qu’il le faudra. Tu peux acheter tout ce que tu veux. Des objets précieux, de nouveaux tapis…   »

    Maxi cligna des yeux, surprise par une telle proposition.

    Riftan poursuivit avec enthousiasme  :

    «  Les femmes adorent décorer et choisir les meubles, non  ? Je peux te trouver davantage de servantes pour t’aider.  »

    Son visage rayonnait d’attente, mais Maxi sentit une sueur froide lui glisser dans le dos. Elle n’avait jamais prêté beaucoup d’attention aux leçons de sa nourrice sur les devoirs d’une dame, persuadée qu’elle n’aurait jamais l’occasion de les mettre en pratique. Et de fait, elle ne l’avait jamais fait. Sa confiance en elle était aussi pitoyable que la cour qu’elle avait traversée.

    «  Tu ne veux pas  ?  » demanda Riftan, surpris de son silence.

    Maxi secoua précipitamment la tête. Elle était prête à tout pour que l’élan de générosité de son époux ne s’arrête pas là.

    Le long voyage qu’ils venaient de faire lui avait au moins appris une chose  : Riftan Calypse n’avait pas la moindre idée du genre de traitement qu’elle avait subi au château de Croyso. À ses yeux, elle était une noble raffinée, élevée dans le luxe, la fille chérie du puissant duc Croyso. Et, aussi peu sophistiqué que Riftan puisse être, il faisait de son mieux pour la traiter comme telle.

    La bouche sèche, Maxi sentit une légère nausée lui nouer la gorge. Cette méprise, elle en était certaine, venait de son père. Honteux du bégaiement de son aînée, le duc Croyso ne l’avait jamais présentée à la haute société. Il l’avait gardée enfermée dans son château, jouant le rôle du père aimant, soucieux de protéger sa fille malade. Le monde la connaissait comme la fille adorée, bien que fragile, du duc Croyso. Riftan semblait croire, lui aussi, à cette image soigneusement construite.

    Pourtant, il pouvait bien voir de ses propres yeux à quel point elle était terne et sans éclat. Maxi ne comprenait pas pourquoi il la traitait avec autant d’attention, mais elle décida de préserver ce malentendu aussi longtemps qu’elle le pourrait. Car si un jour il découvrait qu’elle n’était pas cette noble élégante, mais une fille méprisée, indésirable, une sorte de fardeau… Alors il se sentirait trahi.

    Riftan avait déjà enduré trois longues années d’une campagne harassante à cause de ce mariage qu’il n’avait pas désiré. Quel effet cela aurait-il sur lui d’apprendre que son épouse n’était, aux yeux de sa famille, qu’un fardeau dont ils étaient ravis de se débarrasser ? Il aurait toutes les raisons du monde de restreindre sa générosité.

    Maxi serra nerveusement les pans de sa jupe, incapable de supporter l’idée que Riftan puisse la mépriser… Ou la prendre en pitié. Elle ne savait même pas ce qui serait le pire. Elle voulait qu’il la voie comme une noble digne de ce nom, élevée dans l’aisance, étrangère au manque. Alors, au lieu d’avouer qu’elle n’avait jamais vraiment donné d’ordres à des domestiques ni appris à gérer un domaine, elle se contenta d’incliner doucement la tête, un peu gauchement.

    « Si… S-si c’est ce que tu souhaites… »

    Le visage de Riftan s’illumina.

    « Je vais demander à l’intendant de préparer les registres. Ne t’inquiète pas pour l’argent. Le château est à toi, tu peux l’aménager à ton goût. »

    Il lui ébouriffa tendrement les cheveux, enroulant distraitement quelques mèches autour de ses doigts.

    « C’est ta maison, à présent. »

    Maison. Le mot lui transperça le cœur, et Maxi en retint son souffle, troublée par ce qu’elle ressentait.

    Il ne voulait sûrement rien dire de spécial… Je ne dois pas me faire d’illusions.

    « Je… Je ferai de mon mieux pour rendre cet endroit… Agréable à vivre », dit-elle, avec un faux air assuré.

    « Bien. » Riftan lui sourit, visiblement satisfait, puis déposa un baiser sur sa joue.

    Gênée, Maxi recula légèrement, prenant soudain conscience qu’ils étaient bel et bien seuls. Elle avait une odeur âcre, résultat de plusieurs jours de voyage sans bain ni vêtements propres. Elle fit un pas en arrière.

    « J’aimerais p-prendre un b-bain… »

    « Ah. Bien sûr. »

    Riftan renifla discrètement sa propre tunique, avant de se redresser d’un bond, l’air mortifié.

    « Je vais demander aux servantes de préparer ton bain. »

    Une fois qu’il fut sorti, Maxi se leva du lit et commença à retirer ses vêtements sales dans un coin de la chambre. Riftan revint peu après, suivi de près par quatre servantes. Elles transportaient un paravent ainsi qu’une grande baignoire en bois. Tandis qu’elles y versaient de l’eau chaude, Riftan retira son armure et la posa sur une table à proximité.

    « Laissez-nous », dit-il aux domestiques. « Je vous appellerai si nécessaire. En attendant, préparez-nous à manger. »

    « Bien, messire. Nous déposerons vos vêtements ici. »

    Dès que les servantes furent sorties, Riftan ôta sa tunique souillée et trempée de sueur, puis défit les sangles de son pantalon. Maxi détourna aussitôt le regard, troublée. Il s’approcha d’elle et dénoua les lacets dans son dos.

    « R-Riftan…  ! »

    « Prenons un bain ensemble. »

    Sa main chaude glissa doucement le long de son dos nu, arrachant un léger souffle à Maxi. Il passa les doigts dans ses cheveux emmêlés, qu’il ramena sur son épaule pour dégager sa nuque. Lorsqu’il y déposa un baiser, elle frissonna.

    « C’est salé », murmura-t-il.

    « N-Ne fais pas ça… Je suis s-sale… »

    Riftan la fit se retourner et fit glisser sa robe vers le bas. Maxi ferma les yeux, incapable de soutenir la vue de son corps nu baigné de lumière.

    « Est-ce mon visage est si terrible que ça ? » demanda-t-il d’une voix sèche. Il attrapa son menton et le releva vers lui. « Je sais bien que je n’ai pas l’élégance des fils de nobles, mais je suis à ce point laid à regarder ? »

    « Je n’ai jamais dit que tu étais laid ! » s’écria-t-elle, les yeux grands ouverts. Était-il vraiment inconscient de sa beauté ? « C’est juste que… Je ne suis pas habituée à ça. J’ai… J’ai honte… »

    Riftan la fixa d’un regard sombre, visiblement contrarié.

    « Il est tout à fait normal pour un couple marié de prendre un bain ensemble. »

    « N-Normal… ? »

    « Dans tous les châteaux que j’ai visités, le seigneur se baigne avec son épouse », fit-il remarquer d’un ton détaché, en tirant doucement à nouveau sur sa robe.

    Maxi voulut lui demander d’où il tenait une telle information, mais referma la bouche aussitôt que sa robe glissa au sol dans un bruissement léger. Elle détourna les yeux, fixant les lueurs dansantes du feu de cheminée, dont l’éclat chaleureux enveloppait la pièce d’une douce lumière.

    « Il n’y a rien de bizarre à cela », ajouta Riftan pour la rassurer. « Tu sais, dans le Nord, il est de coutume que la maîtresse de maison assiste personnellement les chevaliers et nobles de passage pendant leur bain. »

    Tout en parlant, il lui massa doucement les épaules. Maxi écarquilla les yeux.

    « O-On attendra cela de m-moi aussi… ? »

    « Tu plaisantes. » Un sourire féroce étira les lèvres de Riftan. « Le premier imbécile qui osera te demander ça, je le laverai moi-même dans la rivière Stemnu. Tu n’as à t’occuper que de moi. Allez, viens. »

    L’image de Riftan jetant un homme dans un fleuve lointain s’imposa à l’esprit de Maxi. Au même moment, il entoura sa taille de ses bras puissants et l’attira avec lui dans le bain. L’eau déborda de la cuve dans un léger clapotis.

    Maxi se recroquevilla contre la paroi de la baignoire, les genoux ramenés contre elle, tandis que Riftan s’installait sans la moindre gêne, s’adossant au rebord, le corps complètement détendu.

    « L’eau est-elle trop chaude ? »

    « N-Non… Ça va. »

    Enfoncée jusqu’au menton, Maxi se tassa davantage, essayant d’éviter tout contact avec ses longues jambes. Après l’avoir observée un moment, Riftan l’attira doucement à lui et la fit asseoir sur ses genoux.

    « R-Riftan… ! »

    « Laisse-moi te laver. »

    Il saisit un morceau de savon posé sur une petite table près de la baignoire. Maxi tenta de se dégager, mais sa poigne autour de sa taille était trop ferme. Elle ne pouvait pas bouger. Riftan commença à frotter doucement ses épaules et sa nuque avec le savon.

    « J-Je peux le faire… Toute seule ! »

    « Tu me laveras après », répondit-il en glissant ses mains savonneuses sur la courbe de sa poitrine, qu’il caressa avec une infinie douceur.

    Maxi baissa aussitôt les bras pour tenter de se couvrir, mais cela ne l’arrêta pas. Lorsqu’elle sentit quelque chose de dur presser entre ses fesses, elle ferma les yeux, honteuse. Les mains de Riftan, elles, continuaient de s’attarder le long de sa taille, de son ventre, glissant dans l’eau chaude. Il effleurait chaque courbe de son corps avec une tendresse inattendue, massant les tensions de ses muscles avant de s’occuper de sa chevelure emmêlée. Puis il lui rinça les cheveux avec soin, et peu à peu, Maxi se détendit.

    Lorsqu’il eut terminé, Riftan murmura à son oreille :

    « C’est à toi de laver mes cheveux, maintenant. »

    Maxi le regarda sans répondre, les paupières lourdes. Pourtant, elle prit bientôt le savon entre ses doigts et commença à le faire mousser sur son cuir chevelu. Riftan inclina la tête pour qu’elle n’ait pas à lever les bras trop haut, et son souffle chaud effleura sa poitrine. Luttant contre sa gêne, Maxi passa doucement ses doigts dans ses mèches épaisses et mouillées. Riftan, lui, se pencha pour lécher les perles d’eau nichées dans le creux de sa clavicule.

    Il bougeait sans cesse, léchait tout ce qu’il pouvait atteindre — à croire qu’il était incapable de rester tranquille. Cela lui rappela les chiens de chasse de son père, quand elle était petite et qu’elle jouait avec eux en cachette dans le jardin. Eux aussi éclaboussaient partout, exactement comme Riftan.

    « La mousse me pique les yeux… » gémit-il en se versant une poignée d’eau sur le visage.

    Sa moue boudeuse faillit bien lui arracher un rire. Maxi lui versa un peu d’eau sur la tête pour rincer la mousse de ses cheveux.

    Les servantes avaient laissé une bouilloire près de la baignoire. Riftan s’en empara et ajouta de l’eau chaude dans la cuve. Les tensions qui nouaient encore les muscles de Maxi fondirent comme neige au soleil. Enfoncée jusqu’aux épaules dans l’eau fumante, elle se laissa doucement envahir par une somnolence paisible. Jusque-là, la tension avait repoussé l’épuisement ; à présent, la fatigue la submergeait totalement, comme un voile brumeux et doux. Dans cet état de demi-sommeil, les caresses de Riftan étaient d’un réconfort infini.

    « Maxi… » ronronna-t-il à son oreille en l’attirant contre son torse.

    Une sensation délicieuse et picotante se propagea en elle, et elle s’abandonna à lui, bercée par le rythme régulier de son cœur. Ses paupières devinrent si lourdes qu’elles se fermèrent malgré elle.

    « Maxi ? Tu… Tu dors ? »

    Elle tenta d’ouvrir les yeux, mais ils refusaient de coopérer. Elle était si fatiguée.

    « Tu dors vraiment ? »

    Les caresses douces sur son dos se transformèrent en un léger secouement. Maxi essaya de lui répondre, mais seuls quelques marmonnements indistincts franchirent ses lèvres. Sa vision se brouilla complètement, et elle finit par s’endormir, le nez enfoui contre son épaule, émettant de petits ronflements discrets.

    Riftan baissa les yeux vers elle, totalement désarçonné.

    « Je n’arrive pas y croire… »


    ・.ʚ Voilà la fin du chapitre ɞ .・

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