AE • Chapitre 01 – Si ça t’amuse de me mater, pourquoi ne viens-tu pas t’asseoir ici pour me voir de plus près ?
by Ruyi ♡C’est dans une ruelle étroite et oppressante — où pendaient encore des affiches de recherche déchirées et à moitié arrachées le long des murs décrépits — que s’élevaient des bruits sourds. Puis, brusquement, il y eut une commotion, suivie par des bruits occasionnels de coups de poing frappant la chair, ainsi que quelques lourdes insultes et jurons criées à pleins poumons.
Wang Lu’an déboula pile au moment où un gémissement déchirant s’éleva depuis le fond de l’allée. Son cœur fit un bond. Il leva la batte de baseball qu’il avait piquée en douce chez lui et s’élança en hurlant :
« Bande d’enfoirés qui attaquent en traîtres ! Vous avez osé toucher à mon frère* ? ! Vous ne sortirez pas d’ici vivants ! Tiens bon, Yu Fan, j’arrive— »
(N/T : Xiōngdì (兄弟) — En chinois, xiōngdì peut désigner aussi bien de vrais frères que des amis très proches, unis par un lien de fraternité sincère. Selon le contexte, il peut donc exprimer un lien familial, une profonde amitié, voire une loyauté, de la solidarité et une affection profonde entre hommes, qu’elle soit de sang ou de cœur.)
Mais il s’arrêta net.
Les mots restèrent coincés dans sa gorge.
Au sol gisaient plusieurs types, qui se tordaient dans tous les sens de douleur, chacun haletait et se tenaint là où il avait mal. Le plus mal en point, un type au crâne rasé, laissait échapper un sifflement rauque.
Juste à côté, se tenait debout un garçon.
Grand, élancé, les manches remontées jusqu’aux coudes, il laissait apparaître ses avant-bras pâle et fin. Il ne disait rien, mais il n’en avait pas besoin. La scène parlait d’elle-même.
Yu Fan s’essuya le coin des lèvres, tapota la poussière qui s’était accrochée à ses vêtements, puis s’accroupit lentement, les yeux fixés sur le gars au sol.
Il tenait dans sa main un canif* fermé, qu’il utilisa pour tapoter la joue du type à la tête rasée, avant de lui souffler d’un ton calme : « Tu ne disais pas qu’à chaque fois que tu me verrais, tu me frapperais ? »
(N/T : Un canif est un petit couteau pliant, muni d’une ou plusieurs lames, que l’on porte généralement dans sa poche.)
Le même gars, qui faisait encore le malin quelques minutes plus tôt, avait maintenant les yeux fermés bien fort, crispé, et il était allongé au sol.
« Non… Non, ce n’est pas exactement ce que j’ai dit… »
Yu Fan lui souffla :
« La prochaine fois, ramène plus de monde. »
« … »
Vingt minutes plus tôt, Wang Lu’an avait appelé Yu Fan pour lui proposer d’aller traîner dans un cybercafé. Mais à peine avaient-ils échangé quelques mots que quelque chose avait dégénéré de l’autre côté du fil — Yu Fan s’était fait coincer, et d’après le bruit en fond, les types n’étaient pas venus seuls.
Yu Fan avait juste eu le temps de lâcher un « On en reparle après » avant de raccrocher en vitesse, laissant Wang Lu’an complètement paniqué. Forte heureusement, il avait eu la présence d’esprit de lui demander sa position juste avant, ce qui lui permit d’appeler aussitôt un taxi pour le rejoindre au plus vite.
Arrivé sur place, Wang Lu’an baissa sa batte de baseball, un peu embarrassé, avant de jeter un coup d’œil autour de lui. Il se mit alors à compter rapidement : il y avait cinq gars au sol. Tous grands et costauds… Et complètement hors d’état de nuire.
Yu Fan se redressa tranquillement et rangea son canif dans sa poche comme si de rien n’était. En passant à côté de lui, il lança simplement : « On y va. »
Ce n’est qu’au moment où Yu Fan s’éloigna que Wang Lu’an retrouva ses esprits. Il fit volte-face et se précipita pour le rattraper, la batte toujours à la main.
À quelques centaines de mètres de la ruelle, ils débouchèrent sur une rue qu’ils connaissaient par cœur. Encore quelques pas, et l’on tombait directement sur le portail du lycée.
Comme les cours n’avaient pas encore repris, les abords de l’établissement étaient calmes, presque déserts.
Les deux garçons poussèrent la porte de leur salon de bubble tea habituel.
Après avoir salué la patronne, Wang Lu’an laissa son regard courir sur la salle familière, puis vers la vitrine où défilaient les passants. L’agitation ordinaire du lieu suffit à apaiser un peu la tension qui l’habitait jusque-là.
« Putain, j’ai eu si peur ! Pourquoi tu m’as pas attendu ? »
Yu Fan partit s’acheter un paquet de mouchoirs, puis alla s’asseoir sur un des bancs installés devant le magasin.
« T’attendre ? Avec ta vitesse, t’arriverais juste à temps pour me couvrir d’un drap blanc. »
« Phouah, ne dit pas ça ! * » lui cracha Wang Lu’an, agacé.
(N/T : En chinois, « pei pei pei » est une onomatopée qui imite le bruit de quelqu’un qui crache. Elle s’emploie pour exprimer le mépris, la colère ou l’agacement, un peu comme un « pah ! » ou un « bah ! » en français. Dans certains contextes, elle peut aussi avoir une dimension superstitieuse : cracher trois fois sert à écarter le mauvais sort ou à conjurer une parole de malheur, une fonction comparable au « touche du bois » dans les cultures occidentales.)
« Je t’ai pas dit de m’attendre sans rien faire non plus, t’aurais pu courir, non ? Ils étaient plusieurs ! Imagine si tu n’avais pas réussi à les battre ? »
« T’en fais tout un plat. Je n’avais juste pas envie de courir. »
Wang Lu’an hocha la tête, l’air sérieux.
Ouais, c’est vrai… Que courir, c’est plus fatigant que de les éclater à un contre cinq…
Yu Fan avait deux grosses ecchymoses sur le visage, le coin des lèvres était en sang, et ses vêtements étaient dans un sale état. Les passants qui défilaient devant la boutique lui jetaient parfois un regard curieux, parfois même inquiet.
Il sortit un mouchoir et s’essuya la bouche à moitié, sans trop y prêter attention.
« C’était quel cybercafé que tu voulais qu’on aille, déjà ? »
Wang Lu’an le regarda de haut en bas.
« T’as vu ta gueule ? Dans l’état où t’es, tu veux encore y aller ? Laisse tomber. »
Il sortit son téléphone, appuya sur le bouton d’enregistrement et envoya un message vocal :
« Yo, venez pas. Yu Fan les a tous démontés tout seul. Ouais, tout seul. Vraiment, ne venait plus. »
« Attends… T’avais appelé du renfort ? »
« Évidemment ! Sinon, à deux contre cinq, on se serait fait démonter ! Et puis… J’ai même piqué la batte de mon père, tu te rends compte… » Wang Lu’an s’interrompit net, comme s’il venait de réaliser quelque chose. Il jeta un coup d’œil nerveux vers sa poche.
« Mais… Au fait, pourquoi tu te balades avec un couteau, toi ? »
« C’est pas le mien. C’es eux qui l’ont ramené. »
« Quoi ? ! Ils avaient un couteau sur eux ? ! »
Le visage de Wang Lu’an se décomposa. Il inspira une bouffée d’air glacé, puis scruta Yu Fan de haut en bas.
« J’avais entendu dire que les types du bahut d’à côté n’avaient aucune morale… Mais là, c’est carrément des chiens. »
Yu Fan ne répondit pas. Il sortit simplement son téléphone de sa poche.
Ouf, pas cassé.
L’écran affichait plus de vingt notifications WeChat* — sûrement tous les messages que Wang Lu’an avait envoyés à la va-vite dans le groupe. Il n’y jeta même pas un œil.
(N/T : WeChat est une application chinoise tout-en-un, à la fois messagerie, réseau social et service de paiement. Très populaire en Chine, elle permet de discuter, partager des photos, réserver un taxi ou même payer ses courses.)
À côté de lui, Wang Lu’an, toujours en train de s’agiter, appuya de nouveau sur le bouton vocal et ricana :
« Qui tu crois ? C’est encore les types de l’école d’à côté. Tu t’rappelles pas ? La dernière fois, deux d’entre eux étaient venus rôder près de notre bahut pour racketter. Ils ont essayé de nous taxer, on les a démontés. Sauf qu’en fait, c’étaient les sbires de ce gars au crâne rasé, le boss de leur école. Quand il a su, il a juré que dès qu’il nous croiserait, il nous éclaterait. Franchement, vous auriez dû voir sa tronche tout à l’heure… Le mec flippait trop ! Yu Fan l’a démonté, et il a même pas osé l’ouvrir. »
Après avoir reposé son téléphone, Wang Lu’an tourna la tête vers Yu Fan, qui tamponnait la plaie au coin de ses lèvres avec un mouchoir.
Il fit une grimace :
« Hss—tss… »
Yu Fan suspendit son geste.
« Tu as mal qu’au visage ? »
« Oui, j’ai juste mal en te regardant. »
Wang Lu’an hésita un peu, puis se leva :
« Viens, on ferait mieux d’aller faire un tour à l’hôpital. »
« Vas-y, appelle un taxi, » dit Yu Fan en relevant le menton. « Encore deux minutes et ce sera déjà cicatriser. »
« … » Wang Lu’an se rassit, dépité.
« Fallait vraiment que ça tombe en plein sur ton visage… L’école rouvre demain. Si Fang Qin voit ta tête, elle va péter un câble. »
Fang Qin, c’était leur prof principale. Elle s’appelait Zhuang, mais dans la classe, tout le monde s’amusait à l’appeler par son prénom en douce.
En parlant de rentrée, Yu Fan jeta un coup d’œil machinal vers le portail du lycée.
« Pourquoi il est ouvert ? » demanda-t-il en arquant un sourcil.
« Les terminales ont déjà repris. Ça fait deux semaines qu’ils ont cours, » répondit Wang Lu’an avant de siroter son thé au lait. « Pour notre promo aussi, l’école a sélectionné quelques cracks et leur a collé une classe spéciale* pendant les vacances d’hiver. Franchement, quelle poisse d’être trop bon élève. »
(N/T: Classe de rattrapage — cours spéciaux organisés pendant les vacances pour renforcer les connaissances des élèves ou leur permettre de rattraper leur retard scolaire. En Chine, ces classes sont très courantes et servent souvent à préparer les examens d’entrée dans les meilleures écoles. Elles sont parfois perçues comme une forme de pression académique supplémentaire, mais aussi comme une opportunité d’améliorer ses résultats.)
Yu Fan détourna les yeux et se contenta d’un léger « Oh. »
À l’approche de l’heure de sortie, les stands de brochettes installés en face de l’école commencèrent à fumer, et une odeur de viande grillée au cumin se répandit dans la rue.
Wang Lu’an, qui avait quitté la maison en vitesse sans même dîner, huma l’air et s’agita sur son siège :
« Tu dois être crevé après t’être battu toute l’après-midi. Viens, on va manger un truc pour reprendre des forces. »
« J’ai pas faim, vas-y sans moi. » lui dit Yu Fan en balayant l’air de la main.
« OK, attends-moi, je te ramènerai un truc. »
Le téléphone dans sa poche n’arrêtait pas de vibrer. Ding, ding… Ça en devenait agaçant. Yu Fan ouvrit le groupe de discussion et y jeta un coup d’œil — Wang Lu’an avait déjà inondé le chat de 99+ messages rien que pour se vanter d’avoir acheté des brochettes.
Il activa le mode « Ne pas déranger » et rangea son téléphone. Ses doigts effleurèrent alors quelque chose de froid et métallique dans sa poche.
Yu Fan marqua une pause, puis sortit lentement le canif noir.
À la sortie des cours, les élèves en uniforme commencèrent à franchir un à un le portail du lycée.
Deux filles sortirent bras dessus, bras dessous, bavardant et riant à demi-voix.
« Alors, t’as géré le test surprise ? »
« N’en parle même pas, c’était trop dur. J’ai complètement deviné à l’aveugle la dernière grosse question. Et toi ? »
« Moi ? Probablement encore bonne dernière… Pff, sérieux, comment j’ai pu me retrouver dans cette classe spéciale ? Je ne suis pas du même monde que vous, les petits génies ! » Elle s’étira longuement en poussant un bâillement. « Enfin bref, de toute façon, demain c’est la rentrée officielle. Je retournerai dans ma classe normale et je redeviendrai une bonne vieille sardine séchée*. Tu veux qu’on aille se prendre un thé au lait bien chaud ? »
(N/T: Être une sardine salée (咸鱼 – xián yú) — Expression chinoise qui signifie « être paresseux(se) », « sans ambition » ou « ne plus vouloir faire d’efforts ». En Chine, « être un xián yú » décrit une personne qui a renoncé à poursuivre des objectifs élevés ou à se battre pour réussir, préférant mener une vie tranquille, sans pression — un peu comme un poisson salé inerte, sans vitalité. L’expression peut être utilisée avec humour ou autodérision, notamment pour dire : « Je n’ai plus la motivation de faire quoi que ce soit. »)
L’autre hocha la tête et fit quelques pas vers le salon de thé, mais sa camarade l’attrapa brusquement par l’ourlet de son pull pour la tirer en arrière.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-elle, surprise.
« Laisse tomber, on n’y va plus… » souffla l’autre, les yeux fixés sur l’échoppe, sa voix baissant d’un ton. « Regarde qui est assis là-bas ! »
Elle suivit son regard en direction du salon de thé.
Cette boutique, installée à côté du lycée depuis des années, était réputée pour ses boissons délicieuses et ses prix abordables. Chaque jour après les cours, les tables et chaises disposées devant l’entrée étaient toujours bondées.
Mais ce jour-là, même si quelques clients passaient encore commande, tous repartaient aussitôt avec leur boisson à emporter. Dehors, une seule personne était assise.
Le garçon était affalé sur sa chaise, ses longues jambes étendues sans la moindre gêne. Sa frange, en désordre, descendait si bas qu’elle frôlait presque ses cils. Sa peau, d’une blancheur maladive, faisait ressortir les ecchymoses sur son visage, et une trace de sang séché subsistait au coin de ses lèvres.
Alors que tous les élèves portaient correctement leur uniforme d’hiver, lui arborait seulement un vieux sweat-shirt blanc taché.
La tête baissée, il jouait avec un canif. La lame déployée, il la pressait distraitement contre le dos de sa main, comme pour vérifier à quel point elle était tranchante.
Sans même le reconnaître, la fille eut un mouvement de recul.
« Yu Fan ! » souffla sa camarade.
« Celui de la classe 7 ! »
« On dirait qu’il a une blessure au visage… »
« Classique, il a dû encore se battre avec quelqu’un. »
L’autre resta interdite.
« Tu n’as jamais entendu parler de Yu Fan ? »
« Non, » répondit-elle en secouant la tête, « mais il me semble qu’on a souvent cité son nom dans les annonces pendant les cérémonies du lundi matin… »
Sa camarade fit mine de regarder un étal voisin tout en jetant des coups d’œil furtifs vers le garçon.
« J’ai une amie dans sa classe. Apparemment, dès son arrivée au lycée, il s’est battu avec des terminales… Il les a même fait pleurer. D’habitude, il passe son temps à dormir ou à sécher les cours. En plus, il a un sale caractère ! Un jour, à la cantine, un gars l’a juste regardé un peu trop longtemps, il lui a balancé tout son plateau à la figure. Et il paraît même qu’il a frappé un prof… Bref, c’est un vrai voyou ! »
Il est vraiment aussi effrayant que ça ?
La fille resta bouche bée devant ce récit. Elle s’apprêtait à dire à sa camarade de laisser tomber le thé au lait, quand le garçon au loin bougea soudainement.
Il avait sans doute mal dosé sa force : la lame s’était légèrement enfoncer dans le dos de sa main, et lui laisser une fine entaille d’où perlèrent aussitôt quelques gouttes de sang.
La fille étouffa un petit cri de surprise. Avant même qu’elle ait le temps de réagir, elle le vit jeter le couteau sur le côté avec une grimace, puis sortir un mouchoir qu’il pressa sur sa blessure. Puis il releva la tête… Et tourna son regard vers elles.
En levant les yeux, les filles purent enfin clairement voir son visage — elles l’avaient déjà aperçu lors des cérémonies de levé du drapeau, mais jamais d’aussi près.
Ses yeux en amande, ornés d’un minuscule grain de beauté à la commissure de l’œil droit et d’un autre sur la joue, encadraient un visage tuméfié sous des paupières fines. Le simple regard qu’il posa sur elle… Glaça la jeune fille sur place.
C’est bon. Il va me balancer son thé au lait à la figure.
Mais, très vite, elle remarqua que quelque chose clochait.
Yu Fan ne semblait pas… Vraiment les regarder ?
Les deux filles restèrent figées quelques secondes, puis se retournèrent — et découvrirent qu’un élève se tenait juste derrière elles.
Il était grand et élancé comme un pin dressé au milieu de la foule, et portait son sac en bandoulière sur une épaule. Son uniforme impeccable ne laissait voir aucun pli tandis qu’une subtile fragrance d’acacia flottait autour de lui.
Lui aussi fixait le salon de thé, exactement comme elles l’avaient fait juste avant.
Les yeux de la fille s’agrandirent légèrement — Yu Fan, elle ne le connaissait pas, mais ce garçon-là, elle l’avait directement reconnu.
Après tout, comme les places aux examens étaient toujours attribuées selon le classement, il se retrouvait systématiquement au premier rang, tout devant, parmis la première classe.
De son côté, Yu Fan avait déjà remarqué depuis un moment qu’on le fixait. Mais il ne s’attendait pas à ce qu’en tournant la tête, l’autre continue de le fixer sans la moindre gêne, le visage parfaitement impassible. Au bout de quelques secondes, peut-être à cause de ses blessures, l’élève fronça légèrement les sourcils, avec un air vaguement dégoûté.
Sans trop savoir pourquoi, une bouffée de colère monta en lui.
Il n’y avait plus de doute, ce mec l’observait avec une insistance assumée. Yu Fan rangea alors son couteau, tapota du doigt la chaise vide à côté de lui et lança, provocateur :
« Si ça t’amuse de me mater, pourquoi ne viens-tu pas t’asseoir ici pour me voir de plus près ? »
Ce chapitre vous est présenté par la Dragonfly Serenade : Traductrice • Ruyi ⋄ Correctrice • Ruyi
・.ʚ Voilà la fin du chapitre ɞ .・

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