HL • Chapitre 13
by Ruyi ♡— Le 10e jour du 9e mois de la 5e année du règne de l’Empereur Jìngzōng de la dynastie Dàtóng. —
Ce jour-là, aux abords de la porte de Yǒng’ān*, au cœur de la capitale impériale Tóng Ān, l’Arène de Qīngwǔ* débordait d’agitation. C’était le lieu choisi pour accueillir le Tournoi des Héros, et l’ambiance y était plus animée que jamais.
(N/T : Yǒng’ān Mén (永安门) — « Porte de la paix éternelle » — est une de ces nombreuses « portes » que l’on retrouve dans les anciennes villes chinoises fortifiées. En Chine, les « portes » (mén, 门) désignent les entrées et sorties percées dans les murailles défensives entourant la ville.)
(N/T : Qīng Wǔ Tái (倾武台) signifie littéralement « estrade inclinée vers le combat ». Il s’agit d’une plateforme surélevée destinée aux duels d’arts martiaux. Bien que le mot tái (台) puisse parfois être traduit par « pavillon », il désigne ici une estrade ouverte. J’ai opté pour « arène » dans la traduction pour mieux évoquer son usage, mais il se peut que j’interchange les termes « pavillon » et « arène » selon le contexte.)
Le Pavillon de Qīngwǔ était à l’origine l’endroit désigné par la cour impériale pour sélectionner les talents du royaume. Bien que son nom contienne le caractère « wǔ * », il servait en réalité à évaluer la culture littéraire des candidats, puisque la dynastie Dàtóng valorisait plus les lettres que les arts martiaux,. Ce jour-là, à l’occasion du grand Tournoi des Héros, le lieu retrouvait enfin le sens martial de son nom.
(N/T : « wǔ » (武) signifie « militaire », « combat », ou encore « arts martiaux ». Ce caractère est souvent utilisé pour désigner tout ce qui touche de près ou de loin à la guerre ou à la pratique martiale.)
À cette époque, le pays vivait en paix, la population était prospère, et les maîtres d’arts martiaux , s’ennuyaient dans ce monde sans conflits et n’avaient plus guère d’occasions de mettre leurs compétences à l’épreuve. Voilà pourquoi, à l’annonce d’un tournoi officiel organisé par le gouvernement, assorti d’une récompense faramineuse d’un million de liáng, tous les maîtres renommés — ou s’estimant tels — s’étaient précipités pour s’inscrire. À cela s’ajoutaient des milliers de curieux venus assister au spectacle : le Pavillon débordait, la foule était si dense qu’on peinait à s’y frayer un chemin.
« Moi, j’vous l’dis… Les moines de Shàolín* sont, depuis la nuit des temps, réputés pour leur kung-fu. Cette fois, le vainqueur sera forcément un moine Shaolin ! », commenta un petit homme, vêtu d’une tunique en soie grise, une tenue souvent associée aux marchands.
(N/T : Shaolin (少林) désigne le célèbre temple bouddhiste connu pour être le berceau d’une école majeure de kung-fu. Le style Shaolin est l’un des Cinq Grandes Sectes (Wǔ Dà Pài, 五大派) du monde martial traditionnel, souvent présenté comme la plus puissante ou la plus influente des cinq. Les moines Shaolin sont notamment réputés pour leur kung-fu à mains nues — leurs poings font leur renommée !)
« Rien n’est joué ! Le Jiānghú regorge d’ermites inconnus*… Qui sait qui l’emportera au final ? »
(N/T : Yǐnshì (隐士) signifie « reclus » ou « ermite ». Dans les récits de wuxia et le folklore du wǔlín (le monde martial), il est courant de voir apparaître un maître caché, qui se serait retiré depuis des années dans les montagnes pour perfectionner son art. Personne ne sait vraiment qui il est, mais son kung-fu est toujours redoutablement puissant. Ce trope du reclus mystérieux est devenu un classique de la culture populaire.)
Quelqu’un d’autre s’immisça dans la conversation, ce qui déclencha aussitôt une cacophonie de débats. L’un vantait la stabilité des grandes sectes établies, un autre louait la profondeur insondable des maîtres cachés. Chacun y allait de son avis, et la foule s’enflamma dans une joyeuse cacophonie tel une marmite de porridge* en ébullition.
Lù Cāng se fondait lui aussi dans la foule.
Comme les candidats étaient beaucoup trop nombreux pour passer l’épreuve préliminaire en même temps, il avait été assigné à la session de l’après-midi. Mais, conscient de l’enjeu, il était venu dès le matin pour observer les lieux et jauger la concurrence.
À peine avait-il trouvé un endroit dégagé avec une bonne vue que trois coups de canon éclatèrent dans les airs. Le maître de cérémonie annonça d’une voix forte l’ouverture officielle du tournoi.
Aussitôt, tambours et flûtes résonnèrent d’une des tours. Une troupe de jeunes femmes somptueusement vêtues s’avança en deux rangs ordonnés, encadrant une silhouette masculine richement parée qui marchait au centre sur un tapis richement brodé tel la lune entourée d’étoiles.
L’homme était mince et élancé, ses pas souples et élégants. Ses vêtements superposés, finement brodés, flottaient doucement sous la brise, lui donnant l’allure d’une divinité descendu du ciel.
Malheureusement, une dense frange de perles pendait de sa coiffe*, ce qui masqua complètement son visage. Lù Cāng sentit monter en lui une étrange nervosité.
(N/T : En Chine impériale, la coiffe royale ne ressemble pas aux couronnes métalliques occidentales. Il s’agit plutôt d’un ornement de tête sophistiqué, souvent composé d’un petit cercle rigide qui entourait le chignon, celui-ci maintenu par une longue épingle à cheveux appelée zān (簪) . Dans certaines dynasties, comme celle des Qin, la coiffe pouvait être agrémentée d’une frange de perles qui tombait devant le visage, symbolisant la distance qui avait entre sa majesté et ses sujets.)
Tandis qu’il s’interrogeait sur ce sentiment, un cri retentit du haut de la tour :
« Sa Majesté l’Empereur ! »
Aussitôt, la foule s’agenouilla par vagues successives, tel un raz-de-marée partant de l’avant pour déferler vers l’arrière. Tous s’écrièrent d’une seule voix :
« Longue vie à notre Empereur ! »
Leurs voix se mêlaient dans une synchronisation parfaite, vibrantes de ferveur.
En voyant les gens autour de lui tomber à genoux, Lù Cāng, surpris, fut le seul à rester debout, ce qui le démarqua tel un pin au milieu d’un champ de blé. Après un instant d’hésitation, il s’accroupit lentement et baissa la tête comme les autres. Mais il ne posa qu’un genou au sol. En tant que chef de bande opposé au gouvernement, il ne se voyait pas courber l’échine devant un empereur.
Alors c’est lui, l’Empereur Jìngzōng. Celui même qui est vénéré par tout l’empire, songea-t-il.
À en juger par sa silhouette, il semblait encore jeune. Lù Cāng ne put s’empêcher d’éprouver une légère déception : l’Empereur n’était pas le vieillard grincheux qu’il avait imaginé.
Après que la foule eut scandé trois fois « Vive l’Empereur ! », une voix d’homme, douce et posée, s’éleva dans l’air :
« Relevez-vous. »
Le son de sa voix n’était pas particulièrement fort, mais chacun l’entendit distinctement, comme s’il leur soufflait des mots à l’oreille.
Lù Cāng en fut vraiment surpris – l’Empereur Jìngzōng n’était clairement pas un homme dénué de compétences martiales. Ce genre de technique de transmission sonore à distance exigeait une force intérieure exceptionnelle. Même lui aurait eu bien du mal à l’exécuter avec autant de précision.
Il n’eut pas le temps de s’y attarder que déjà, le maître de cérémonie, perché sur la tour, annonça haut et fort l’ouverture officielle du Tournoi des Héros. Les cent premières paires de duellistes sélectionnés montèrent sur l’estrade sous les acclamations de la foule.
Lù Cāng les observa attentivement pendant plusieurs heures, jusqu’à ce que l’impatience commence à le ronger.
Il avait vu défiler une dizaine de groupes, la plupart issus de grandes sectes comme Qīngchéng ou Wǔdāng. Leurs techniques étaient spectaculaires, leurs mouvements assurés, mais dans le fond… Rien de bien nouveau. Beaucoup de bruit pour pas grand-chose, pensa-t-il. Il s’ennuyait vraiment.
Autant aller me remplir l’estomac et me reposer un peu. Quand viendra mon tour, je leur mettrai une bonne raclée à ces grenouilles de puits qui se croient au sommet du monde.
Résolu, il se détourna de la foule et se fraya un chemin jusqu’à une taverne* au coin de la rue, qu’on distinguait de loin à sa bannière suspendue au-dessus de l’entrée, sur laquelle était inscrit en grands caractères : « Vin* ».
(N/T : Ce que j’ai traduis ici par « taverne » est jiǔlóu (酒楼) , littéralement « tour à vin ». Il désigne en réalité un grand restaurant à plusieurs étages (souvent deux ou trois) où l’on vient boire, manger et festoyer. Malgré le mot « tour », il ne s’agit pas d’une structure religieuse comme une pagode, mais plutôt d’un établissement animé, typique des villes anciennes, où l’on célèbre bruyamment autour de plats et d’alcool.)
(N/T : Le caractère jiǔ (酒) est souvent traduit par « vin », mais en réalité, il désigne l’alcool en général. Dans la Chine ancienne, on emploie ce terme de manière générique, car l’alcool consommé était généralement du vin de riz. Bien que le mot « alcool » puisse sembler un peu technique ou moderne en français, il reste parfois plus juste que « vin » lorsque la nature exacte de la boisson n’est pas précisée dans le texte original.)
Les rues animées de capitale défilaient autour de lui comme un souffle de vent. Le sentiment d’avoir retrouvé un semblant de liberté lui réchauffa le cœur. Cela faisait bien longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi léger.
Il était confiant : il ferait partie des cent meilleurs. Rien qu’à l’idée de pouvoir bientôt s’échapper des griffes de ce démon de Jìng, lui donnait presque l’envie d’éclater de rire.
À peine avait-il mis les pieds dans la taverne qu’un serveur l’accueillit avec un large sourire aux lèvres. Il était encore tôt, et l’endroit était presque vide.
Lù Cāng suivit le serveur à l’étage, où il prit place à une table près d’une fenêtre, puis commanda quelques plats simples et se mit à boire seul en contemplant le paysage.
Il resta ainsi une bonne heure avant que le vacarme du rez-de-chaussée ne remonte jusqu’à lui. Le tournoi doit être terminée, songea-t-il. Les gens sont sûrement venus se restaurer ici.
Un group d’hommes robustes monta bruyamment à l’étage, escortés par le serveur. Malgré leur carrure impressionnante, ils avaient l’air défait et morose. Certains marmonnaient entre leurs dents, l’air agacé. Apparemment, ils n’avaient pas digéré leur défaite.
D’autres groupes les suivirent et chacun alla s’installer à une table. Comme celle de Lù Cāng n’avait que deux sièges libres et se trouvait à l’écart des autres, personne ne vint s’y asseoir, ce qui l’arrangeait parfaitement.
Mais bientôt, des pas se firent entendre dans l’escalier. Lù Cāng tourna légèrement la tête et aperçut un jeune homme à la silhouette élégante, vêtu d’une robe d’un violet pâle raffiné – l’image même du fils de bonne famille.
Il s’arrêta en haut des marches, balaya la salle du regard, et ses yeux s’arrêtèrent aussitôt sur le groupe des costauds.
Un sourire moqueur se dessina sur ses lèvres. Il les toisa avec un profond mépris, puis se dirigea droit vers la table de Lù Cāng, seul endroit où il restait de la place.
Lù Cāng soupira intérieurement mais n’avait d’autre choix que d’accepter sa présence. Ils échangèrent un bref signe de tête et le jeune homme s’installa à côté de lui.
« Serveur, apporte-moi trois liáng de Nu’er Hóng*, un plat de bœuf braisé à la sauce soja, et deux assiettes de légumes en accompagnement. »
(N/T : Nu’er Hóng (女儿红) est un vin de riz traditionnel chinois. Son nom signifie littéralement « rouge de la fille », car dans certaines régions, il était coutume de sceller un pot de vin le jour de la naissance d’une fille, pour ne l’ouvrir que le jour de son mariage. Bien que dans les romans on le traite souvent comme un simple type de vin de riz, il porte donc une forte charge symbolique liée à la famille et au mariage. À noter aussi que le mot « liáng (两) » est une unité de poids équivalente à environ 50 grammes. Je vous laisse faire les calculs.)
Sa voix douce et posée correspondait parfaitement à son visage délicat et raffiné.
Le serveur apporta rapidement le vin et les plats. Le jeune homme s’apprêtait à saisir ses baguettes quand une voix tonitruante retentit depuis la table des costauds :
« Eh ben ça alors, les chiens se mettent à bouffer comme des humains maintenant ! »
Le jeune homme fronça aussitôt les sourcils, reposa ses baguettes, et se leva d’un bond.
« Tu parles à qui, là, enculé ? ! »
Ses sourcils acérés se dressèrent comme des lames, et il foudroya du regard les hommes qui venaient de parler. Sa voix était fluette, mais son ton, tranchant.
« Je parle de toi, l’espèce de tapette du clan Fēiyè ! Tu crois qu’on ne t’a pas reconnu, avec ta tronche d’efféminé ? ! »
Le colosse soutint son regard, clairement prêt à en découdre.
« Oh, c’est donc toi, le clebs qui n’arrête pas d’aboyer ? Un simple roquet* du clan Hóngchéng que je viens d’écraser… » lança le jeune homme avec arrogance, ce qui fit fulminer.
(N/T : Le mots « roquet » désigne un petit chien hargneux, souvent utilisé de manière péjorative pour parler d’une personne agressive, bruyante ou qui aboie beaucoup sans réelle force. En chinois, on emploie parfois des expressions similaires pour ridiculiser un personnage qui « aboie » plus qu’il ne mord, particulièrement dans des dialogues cinglants ou moqueurs.)
« Espèce de petit… ! Tu as juste eu de la chance tout à l’heure, mais j’en ai pas fini avec toi ! Allez, viens, qu’on règle ça ici et maintenant ! »
À peine avait-il parlé qu’il dégaina son épée – il avait visiblement prévu ce duel depuis le début.
Lù Cāng, qui observait la scène, comprit rapidement la situation : ce jeune homme avait dû battre ces types lors du tournoi, et ces derniers n’avaient visiblement pas digéré la défaite.
Les clients présents, tous issus du Jiānghú, ne semblaient ni inquiets ni choqués. Au contraire, leurs yeux brillaient d’excitation, comme s’ils n’attendaient qu’une chose : que le chaos éclate.
Le jeune homme esquissa un sourire froid et tira lui aussi lentement son épée de son fourreau.
« Parfait. Viens donc. Je vais t’arracher ta sale patte de chien. »
La tension était à son comble, et il était évident qu’un affrontement sanglant allait éclater d’un instant à l’autre.
« Un instant — »
Un homme d’un certain âge, certainement un membre de la secte Hóngchéng, se leva brusquement. Tous, y compris Lù Cāng, crurent qu’il allait calmer la situation, et certains regrettèrent déjà de ne pas pouvoir assister à un bon duel.
Mais ses paroles laissèrent tout le monde sans voix :
« Nous avons déjà eu un aperçu de tes capacités en combat singulier. Toutefois, ce n’est pas le domaine dans lequel la secte Hóngchéng excelle. Nous avons mis au point une formation à six épées, la formation Hóngfǎ*. Serais-tu prêt à nous faire l’honneur de la défier ? »
(N/T : Zhènshì (阵势) signifie à l’origine formation de combat militaire, mais dans les récits d’arts martiaux chinois, ce terme a été étendu au domaine du kung-fu. Il existe généralement deux types de formations : les formations de combat physique, où plusieurs combattants exécutent des enchaînements coordonnés de techniques, et les formations labyrinthiques, conçues pour désorienter ou piéger l’adversaire. Parmi elles, les formations à l’épée sont particulièrement célèbres — la culture martiale chinoise vouant une véritable passion à cet art.)
Ridicule… Lù Cāng ricana intérieurement. Incapables de gagner à la loyale, ces hypocrites veulent désormais jouer les lâches et l’attaquer en groupe sous prétexte d’une « formation stratégique »… Quelle honte, cette secte Hóngchéng !
Mais Lù Cāng n’était pas du genre à voler au secours d’un inconnu. Même s’il trouvait cela déloyal, il n’avait aucune intention d’intervenir.
Le jeune homme répliqua, moqueur :
« Les roquets de Hóngchéng… Vous croyez qu’être plus nombreux vous donne raison ? Venez donc, je n’ai pas peur de vous. »
Il sortit son épée de son fourreau : l’éclat de sa lame illumina son regard froid, ce qui tranchait fortement avec la délicatesse presque irréelle de ses traits.
Lù Cāng fronça les sourcils. Il s’apprêtait à appeler le serveur pour régler l’addition et quitter les lieux, mais déjà les disciples de Hóngchéng passèrent à l’attaque. Sans perdre une seconde, le jeune homme leva son épée à son tour et engagea aussitôt le combat.
Le serveur, lui, avait déjà pris la fuite, si bien que Lù Cāng ne trouvait même plus personne à qui régler l’addition.
La formation d’épées de lla secte Hóngchéng était impressionnante : six épées tissaient une toile de lames si serrée que même l’eau n’aurait pu y pénétrer. Bien que le jeune homme fût clairement très habile, il ne parvenait pas à prendre le dessus sur eux en si peu de temps.
Au bout d’un moment, Lù Cāng se lassa et détourna le regard vers la fenêtre. Mais c’est alors que la situation bascula.
Agacé d’être enfermé dans la formation, le jeune homme pivota brusquement, ce qui modifia l’angle de son attaque. Il visa le maillon le plus faible du groupe. Pris de court, ce dernier perdit l’équilibre. Sa lame dévia et fendit l’air en direction de Lù Cāng.
Par un malheureux hasard, la pointe de l’épée toucha juste l’ourlet de la tunique de Lù Cāng au moment où la force de l’attaque s’était affaibli. Même si elle ne le blessa pas, le qi* tranchant de l’arme suffit à déchirer son vêtement de haut en bas.
(N/T : Dans la culture chinoise des arts martiaux, l’épée occupe une place à part. Les véritables maîtres la considèrent comme une compagne liée à leur cœur, presque vivante. Le « qi de l’épée » (剑气, jiàn qì) diffère donc du qi ordinaire : il s’agit d’une fusion entre le qi de l’utilisateur canalisé à travers l’arme et l’ « âme » propre de l’épée — ce qui n’est généralement possible qu’avec une lame extrêmement puissante ou forgée avec soin.)
Sa tunique s’ouvrit en deux et dévoila tout le haut de son torse.
En un instant, tous les regards se braquèrent sur lui.
Normalement, un vêtement déchiré ne serait qu’un incident pour un homme du Jiānghú. Mais pour Lù Cāng, dans cette situation précise, c’était une humiliation sans nom.
Car la veille, ce gros tordu de Jìng avait pris bien des libertés en le « comblant sauvagement d’amour », laissant sur sa peau dorée d’innombrables marques – des ecchymoses rondes, visibles, du cou jusqu’au bas-ventre, avant de disparaître sous la ceinture. Il suffisait d’un coup d’œil pour deviner que ce n’était que la partie émergée de l’iceberg.
Finalement, un ricanement étouffé retentit dans la salle. Lù Cāng rougit instantanément, malgré lui.
Ils doivent sûrement se dire qu’il a passé la nuit avec une fille de maison close… Mais seul Lù Cāng savait que ces marques venaient de ce fou… Il avait si honte ! Il avait surtout l’impression que sa relation étrange avec Jìng venait d’être exposée au grand jour. Un mélange de rage et de honte lui nouait la gorge. Il n’avait qu’une envie : trancher net le disciple responsable de cet affront.
« Sale insolent ! »
Lù Cāng bondit en renversant sa coupe, ses yeux pleins de fureur braqués sur le coupable.
« Tu te crois malin, à oser déchirer les… Mes vêtements ? ! »
(N/T : En chinois, Lù Cāng commence à parler en utilisant une forme pompeuse pour se désigner lui-même, probablement « běn dàwáng » (本大王, litt. « Moi, le Roi », un titre qu’il utilise en tant que chef des bandits), mais se reprend brusquement en employant la forme simple « wǒ » (我), « je » plus neutre. Ce changement marque un moment de flottement ou d’embarras, difficile à rendre tel quel en français, mais que la pause dans la phrase tente ici de restituer.)
Le disciple de Hóngchéng, déjà frustré que l’autre jeune homme ai percé à jour leur formation, répondit d’un ton tout aussi sec, alors qu’il toissait Lù Cāng d’un regard hautain :
« Quoi, tu as honte parce qu’on a vue les marques que tu as encore sur le dos après ta partie de jambes en l’air avec une catin ? Allons, c’est pas la peine de monter sur tes grands chevaux. »
Si c’était vraiment une catin, j’aurais encore été fier de l’annoncer à tout le monde… , songea Lù Cāng, bien determiné à ne rien laisser paraître.
Dans le monde des arts martiaux, il ne faut jamais perdre la face : après une telle insulte, il était impensable de reculer. Il dégaina son épée, le regard sombre, prêt à attaquer.
« Attends. »
Une voix claire interrompit l’échange. Alors que Lù Cāng s’apprêtait à frapper, une longue robe violette lui tomba sur la tête.
« Habille-toi avant de te battre. »
Celui qui venait de parler n’était autre que le jeune homme qui avait affronté les disciples de la secte Hóngchéng un peu plus tôt. Il ne portait plus que sa fine tunique blanche et venait de lui céder sa propre veste pour lui éviter l’humiliation.
« Se battre torse nu… Franchement, ça ne se fait pas… »
Et voilà que le jeune homme rougissait à son tour, ce qui laissa Lù Cāng perplexe. Ne me dis pas que… C’est encore un qui aime les hommes ? Rien que de repenser à Jìng lui donna des frissons dans le dos.
Il chassa vite ces pensées inutiles, enfila prestement la robe du jeune homme et se lança à l’assaut des disciples de Hóngchéng.
Même si ses compétences n’égalaient pas celles de Jìng, Lù Cāng n’était pas n’importe qui dans le monde martial. Face à lui, ces petits disciples n’étaient que des amateurs. En moins de dix échanges, il avait mis au tapis celui qui l’avait humilié en public.
Il rengaina son épée avec froideur, jeta quelques pièces sur la table pour le repas et s’en alla la tête haute, ignorant les exclamations stupéfaites qui saluaient son habileté.
« Hé ! Attends-moi ! »
Lù Cāng continuait d’avancer, la tête baissée, mais le jeune homme l’avait déjà rattrapé et lui barrerait la route.
« Attends une seconde… » dit-il, à bout de souffle.
« Qu’est-ce qu’il y a ? »
À vrai dire, Lù Cāng lui était reconnaissant. Sans sa veste, il n’aurait jamais osé se montrer en public, vu l’état dans lequel il était.
Le jeune homme désigna sa tunique blanche, puis pointa la robe que portait Lù Cāng du doigt. Celui-ci comprit aussitôt :
« Ah… Viens chez moi, c’est tout près. Je te rendrais ta veste dès que je me serais changé. »
Le jeune homme sourit.
« Je dois encore passer la deuxième épreuve cet après-midi. Je ne peux pas me pointer avec juste une chemise*. »
(N/T : Ici, le mot « chemise » désigne la couche intermédiaire du vêtement traditionnel chinois, celle qui s’arrête au niveau du bassin. En chinois, seuls les vêtements longs portés par-dessus sont appelés « robes ». Mais en français, on a tendance à regrouper ces vêtements amples à col croisé sous le terme générique de « robes », même si dans la culture vestimentaire chinoise, il s’agit de couches bien distinctes.)
Lù Cāng hocha vivement la tête.
« Tu participes au Tournoi des Héros ? Moi aussi, ma première épreuve aura lieu cet après-midi. »
Les yeux du jeune homme s’illuminèrent et bondit aussitôt, tel un oiseau enjoué :
« Tu te bats drôlement bien. J’espère juste ne pas tomber sur toi… »
Tout en bavardant et en riant, ils prirent ensemble le chemin qui menait vers le pont de Yuèlóng. Le fait qu’ils participaient tous les deux au tournoi leur permit de briser rapidement la glace. Au fil de leur conversation, Lù Cāng apprit que le jeune homme s’appelait Xí Zhēn et qu’il venait de Tóng’ān. Il s’était entraîné aux arts martiaux depuis l’enfance et avait décidé de participer à ce tournoi pour évaluer son niveau. Il ne s’attendait cependant pas à battre dès les préliminaires un représentant de la secte Hóngchéng… Et à s’attirer autant d’ennuis.
« Voilà, c’est ici que je loge temporairement à la capitale. »
Lù Cāng ouvrit la porte qui menait à la petite cour intérieure et invita Xí Zhēn à entrer. Celui-ci fut immédiatement émerveillé par le jardin élégant et les lotus exotiques qui flottaient dans l’étang.
« Lù-gē*, ton ami doit être sacrément riche ! Un tel endroit n’est pas pour n’importe qui. Et il te le prête en plus ? »
(N/T : « Gē » (哥) signifie littéralement « grand frère », mais il est aussi utilisé pour s’adresser de manière familière et respectueuse à un homme plus âgé ou plus expérimenté, en particulier dans un cadre amical ou entre camarades. « Lù-gē » peut se traduire par « Grand frère Lù » ou, plus naturellement en français, « Frangin Lù » ou « Lù, le grand frère », selon le contexte bien sûr.)
Lù Cāng eut un moment d’hésitation. Mais en repensant à l’étrange attitude de la maquerelle de la Maison Tónghuā, il avait déjà deviné que Jìng n’était pas un homme ordinaire.
« Elle n’est pas si spéciale que ça… » Il préférait éviter de mentionner la position élevée de l’autre fou. « Ma maison à Hángchéng est bien plus grande que celle-ci. »
« Alors toi aussi, tu dois être riche, non ? »
« On peut dire ça… »
Lù Cāng hésita. Difficile d’avouer qu’il était un bandit notoire. Pourtant, l’innocence sincère de Xí Zhēn l’empêchait de le repousser.
En poussant la porte de la chambre, il s’efforça de ne pas regarder le lit imposant au centre de la pièce.
« Mes vêtements sont là-bas. Installe-toi, je vais aller me changer. »
Xí Zhēn prit place sur un tabouret près de la table et laissa promener son regard curieux autour de lui. Très vite, son attention fut happée par le lit immense au centre de la pièce.
« Quelle magnifique broderie… » Murmura-t-il comme envoûté, avant de s’approcher et de caresser les motifs délicats sur le satin blanc.
Puis il s’écria soudainement :
« C’est de la broderie impériale ! Même les nobles en voient rarement ! Dis donc, Lù-gē, quel genre de divinité* est ton ami, au juste ? ! »
(N/T : L’expression chinoise « 何方神仙 » signifie littéralement « quelle divinité/céleste venue d’où ». Le mot « 神仙 » désigne, dans la mythologie chinoise, des êtres immortels aux pouvoirs surnaturels. Toutefois, il est aussi couramment utilisé de façon hyperbolique ou ironique pour désigner quelqu’un d’extraordinaire, mystérieux ou inattendu. J’ai choisi de traduire ici par « divinité » pluTôT que « dieu », pour rester fidèle au ton chinois… Enfin, je crois.)
Lù Cāng sortit de derrière le paravent, vêtu d’une longue tunique bleu clair. Il tendit les vêtements à Xí Zhēn en disant :
« Zhēn-dì*, t’as l’œil. Mais tout ça appartient à mon ami. Je sais pas d’où il sort ça non plus. »
(N/T : Bien que son nom soit Xī Zhēn (西臻), il est ici appelé « Zhēn-dì » (臻弟), c’est-à-dire « petit frère Zhēn ». Le suffixe « -dì » (弟) est un terme affectueux ou respectueux utilisé pour désigner un cadet masculin dans un contexte fraternel ou amical.)
Xí Zhēn parut déçu, puis rit d’un air gêné :
« Lù-gē va se moquer de moi… Depuis que je suis petit, je suis fasciné par ces fUtilités… Un peu comme une fille… »
Ses joues s’empourprèrent avant même qu’il n’ait pu terminer sa phrase.
On dirait vraiment une fille… pensa Lù Cāng.
Mais il se contenta de dire :
« Pas du tout. Tu te fais des idées, Zhēn-dì. »
Après avoir discuté un moment, ils partirent ensemble vers le tournoi.
Les combats de l’après-midi et des jours suivants se passèrent sans encombre. Lù Cāng franchit les trois premières épreuves avec une facilité déconcertante. Lors de la quatrième, il affronta le célèbre maître Xiāoyáo de la secte Kūnlún, et remporta la victoire grâce à une technique que Jìng lui avait enseigné.
En consultant le tableau des résultats, il constata que Xí Zhēn avait aussi réussi. Malheureusement, ils étaient placés dans des groupes différents pour la cinquième épreuve. Ils ne pourraient s’affronter qu’en finale.
Bien qu’ils se soient rencontrés tout récemment, Lù Cāng n’avait aucune envie de le combattre.
Ce chapitre vous est présenté par la Dragonfly Serenade : Traductrice • Ruyi ⋄ Correctrice • Ruyi
・.ʚ Voilà la fin du chapitre ɞ .・

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