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    — 2009, Retrouvailles


    Tic, tic.

    Le grattement rugueux de la molette à étincelles résonnait de façon régulière. Le son métallique et strident était le seul signe de vie dans la pièce, autrement plongée dans le silence.

    Nonchalamment affalé sur le canapé, Kang Taehwa faisait tourner la molette du briquet avec son pouce, tout en jetant un regard au client assis en face de lui. Son regard, impassible et ferme, parcourut lentement son visage, du sommet de sa tête jusqu’au menton. L’homme soutint ce regard sans ciller et ne parut nullement intimidé.

    Vu sous un angle favorable, son attitude paraissait digne. Mais sous un autre, elle semblait raide, tendue. Après tout, il fallait bien que sa situation soit désespérée pour qu’il en vienne à se présenter dans le bureau d’un usurier.

    Lorsque les yeux de Taehwa descendirent languissamment jusqu’aux mains de l’homme posées sur ses genoux, un de ses sourcils tressaillit malgré lui. Ses yeux glacés brillèrent en remarquant la cicatrice rouge et boursouflée qui tranchait nettement sur la main droite du client.

    Tic.

    Taehwa fit tourner la molette une fois de plus, puis cracha la cigarette qu’il mâchonnait. Il n’avait pas besoin de l’écraser : elle n’était pas allumée.

    Vingt minutes s’étaient écoulées depuis que l’homme avait franchi la porte pour demander un prêt. Finalement, Taehwa rompit le lourd silence :

    « Alors, de combien avez-vous besoin ? »

    « Cinq cents millions de wons. »

    « Eh bien… Vous ne faites pas dans la dentelle, hein ? » Malgré le contenu de ses paroles, la voix de Taehwa demeurait calme, même s’il ne put s’empêcher d’être légèrement surpris. Il était rare que quelqu’un vienne emprunter une somme pareille dans un endroit comme celui-ci.

    « Pouvez-vous le faire ? » demanda l’homme, d’une voix aussi claire que son expression.

    Taehwa répondit avec un sourire sarcastique :

    « Bien sûr que je peux. » Puis il ajouta une condition :

    « Nous n’avons pas de plafond sur les montants que nous prêtons, mais nos taux d’intérêt sont très élevés. C’est comme ça que ça marche ici, vous savez. Évidemment, les taux varient selon que vous ayez une garantie… Et selon sa valeur. Vous avez quelque chose qui en vaille la peine ? »

    « Non. »

    « Ah, donc tout ce que vous avez, c’est votre corps ? »

    « On dirait bien. »

    Eh bien, eh bien. Taehwa passa sa langue sur ses lèvres. L’attitude beaucoup trop désinvolte de l’homme, arrogante au point de friser l’insolence, l’exaspérait.

    « Vous savez, quand il s’agit de prêter de l’argent, nous suivons la loi. Mais au moment de le récupérer, nous pouvons devenir un peu… Brutaux. Tout ira bien, évidemment, si vous tenez votre parole. Mais si vous la rompez, c’est une toute autre histoire. J’en ai vu passer, des fils de pute, qui mendiaient un prêt un jour et plantaient un couteau dans le dos le lendemain. »

    C’était ainsi que marchait le commerce de l’argent. Généreux lorsqu’on prêtait ; impitoyable lorsqu’on réclamait.

    « Quoi qu’il en soit, ce que je veux dire, c’est : avez-vous vraiment les moyens de rembourser ? »

    « Je ferai de mon mieux. »

    Bien sûr. Taehwa ricana.

    Si vous aviez vraiment les moyens de le rembourser, vous ne seriez jamais venu ramper ici. Vous seriez allé voir une banque, l’option la plus sûre.

    De plus, ceux qui travaillaient dans le milieu de l’argent savaient, d’un simple coup d’œil, qui pouvait rembourser et qui ne le pouvait pas.

    Taehwa n’était pas différent : son instinct était affûté. Et à en juger par ce qu’il voyait, cet homme faisait clairement partie de la seconde catégorie.

    La vraie question était donc : tiendrait-il bon ou prendrait-il la fuite ?

    « Êtes-vous sûr que ça suffira ? N’est-ce pas justement la raison pour laquelle vous êtes là ? Parce que votre « mieux » n’a pas été suffisant ? »

    L’homme, qui avait parlé avec assurance jusque-là, se tut, comme s’il reconnaissait la justesse des paroles de Taehwa.

    La voix de Taehwa, à la limite de la moquerie, reprit :

    « Vous avez dit que la seule garantie que vous pouviez offrir, c’était votre corps. Franchement, ça ne vaut pas cinq cents millions. Même si vous vendiez tous vos organes, vous n’en tireriez pas plus d’une centaine. Alors, dites-moi : que devrais-je faire si vous n’arrivez pas à me rendre mon argent ? »

    C’était une question dont la réponse était évidente. Après un silence, l’homme répondit sèchement :

    « Je dois trouver un moyen, d’une façon ou d’une autre, de vous rembourser. »

    Il avait répondu comme il fallait.

    Le commerce de l’usure* était une activité à faible risque, car quoi qu’il arrive, il garantissait toujours que l’argent revenait. Pas d’argent liquide ? Alors on faisait usage de votre corps. Mules* pour le trafic de drogue, organes revendus au marché noir, prostitution… Le corps humain se révélait utile de bien des façons. Et comme les marchés souterrains les plus sordides ne connaissaient pas la crise, le prix de la chair humaine, lui, restait toujours stable.

    « Bien, on dirait que vous avez compris. Il va falloir qu’on vous fasse travailler pour le mériter et le rembourser. Comment, vous demandez ? Avec votre propre corps. Vous vous pensez capable ? »

    « Je veux dire… êtes-vous prêt à vendre votre cul ? »

    À la mention de la prostitution, un éclat de dégoût traversa le visage de l’homme, ce qui déclencha chez Taehwa une étrange montée de chaleur.

    Pendant un bref moment, ils ne firent que se fixer en silence. Cela ressemblait d’abord à une lutte de volontés, mais en réalité, leurs regards avaient une toute autre nature : de l’observation pour l’un, de l’appréciation pour l’autre.

    L’homme détourna les yeux le premier.

    « J’irai ailleurs. » Les yeux baissés, il laissa échapper un soupir et se leva aussitôt.

    Le ton de Taehwa ne laissait aucun doute : il n’avait aucune intention de le laisser partir.

    « Rasseyez-vous », dit-il fermement.

    L’homme lui jeta un regard indifférent, mais resta debout.

    Taehwa répéta, plus sec :

    « J’ai dit, asseyez-vous. »

    Cette fois, son ton était plus tranchant, plus autoritaire. Il faisait peser sur lui la coercition et l’oppression, des armes dont il fit usage parce qu’il savait qu’il avait le dessus sur la situation.

    L’inconfort se peignit sur le visage de l’homme face à l’arrogance de Taehwa. Il était évident qui était en position de faiblesse : il avait un besoin que seul Taehwa pouvait satisfaire et, de ce fait, tout le pouvoir était entre les mains de ce dernier. Que pouvait-il faire d’autre que de se rasseoir, comme Taehwa l’exigeait ?

    Lorsqu’il se résigna enfin à obéir, Taehwa appuya nonchalamment sur un bouton de l’interphone posé sur la table. Une voix métallique et étouffée résonna depuis le haut-parleur :

    « Oui, monsieur. »

    « Apportez le contrat. Cinq cents millions. Crédit non garanti. »

    Taehwa raccrocha brusquement, sans attendre de réponse.

    La pièce retomba dans un silence pesant.

    Sans détourner les yeux de l’homme, Taehwa sortit une cigarette et se mit à la mâcher lentement, comme il l’avait fait plus tôt.

    L’homme, pensant peut-être que Taehwa se retenait de fumer, suggéra :

    « Vous pouvez fumer. »

    Taehwa ricana avec mépris.

    « Notre cher client est vraiment généreux. Mais désolé, vous vous êtes donné cette peine pour rien. J’ai arrêté de fumer. Ce n’est pas comme si je me retenais à cause de vous. »

    L’homme fronça les sourcils, comme surpris.

    « Vous avez arrêté ? »

    « Pourquoi ? Vous êtes choqué parce que j’ai l’air d’un gros fumeur ? »

    « … Non. » Bien qu’il le niât, l’expression de son visage trahissait le contraire.

    À vrai dire, Taehwa avait été un grand fumeur jusqu’à six mois plus tôt. Alors, même s’il venait de se moquer de l’homme, il ne put s’empêcher de pincer les lèvres de dépit face à sa réaction.

    À ce moment-là, la porte du bureau s’ouvrit et le sous-directeur Kim, qui s’occupait de la paperasse, entra tranquillement. Il s’approcha de l’homme et posa un contrat et un stylo devant lui.

    Taehwa indiqua le document d’un léger mouvement du menton.

    « Lisez et signez. »

    Le contrat comptait trois pages et commençait par l’identification du Créancier et du Débiteur. Deux concernaient le prêt, la dernière était une lettre d’engagement. Cette lettre équivalait en réalité à un accord d’abandon corporel, sans toutefois mentionner d’organes spécifiques. La clause stipulait que si le Débiteur se montrait infidèle ou incapable de rembourser, tous ses biens et droits seraient transférés au Créancier.

    Plus les termes étaient larges, plus le risque de signer était élevé. Dans ce cas précis, le contrat était extrêmement dangereux. Mais qu’avaient-ils d’autre comme choix, ces débiteurs ? Pour quelqu’un de si désespéré qu’il devait emprunter de l’argent à un usurier, c’était la seule option.

    L’homme parcourut rapidement le document — certaines parties avaient d’ailleurs été opportunément surlignées pour le client — puis il prit le stylo et remplit son nom, le montant de la dette, la durée, la méthode de remboursement, la confirmation de l’accord contractuel, ainsi que son numéro de téléphone, son adresse et son numéro de compte. Enfin, il signa et apposa son empreinte digitale.

    Cela prit à peine dix minutes. Il tendit le contrat au sous-directeur Kim, qui l’examina avec soin pour vérifier qu’aucune section n’était manquante. Après avoir demandé la carte d’identité de l’homme — que celui-ci sortit docilement — Kim remit à Taehwa le document accompagné de la pièce d’identité.

    « Une fois que vous aurez confirmé et approuvé, je le traiterai immédiatement. »

    Le regard de Taehwa s’attarda sur la photo de la carte. Son regard, intense, semblait caresser le visage de l’homme. Celui-ci paraissait plus jeune que maintenant, et d’une pureté intacte, comme si le monde ne l’avait pas encore marqué. À côté figurait un nom qui lui allait parfaitement.

    Moon Chunghyun.

    Taehwa se le répéta intérieurement. Le nom sonnait familier mais lointain, probablement parce que bien des années s’étaient écoulées.

    Ce visage et ce nom, enfouis dans une mémoire lointaine, réveillèrent un souvenir vieux de plusieurs printemps.

    Repoussant l’envie de s’abandonner à ses pensées, Taehwa ordonna à Kim :

    « Traitez le dépôt. Assurez-vous de lui remettre une copie du contrat. »

    « Oui, monsieur. » , dit Kim avant de quitter la pièce.

    Taehwa se redressa, se détachant du dossier de son siège, et ses lèvres s’étirèrent en un sourire forcé.

    « Tout est prêt. Vous recevrez l’argent d’ici deux heures. »

    L’homme — Moon Chunghyun — hocha distraitement la tête. Il ne paraissait ni soulagé d’avoir obtenu la somme nécessaire, ni inquiet d’avoir signé un contrat si périlleux. Il restait imperturbable, égal à lui-même.

    Le sourire de Taehwa se crispa. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il n’aimait pas cette sérénité. Quand bien même cela n’aurait été que de simples mots vides, n’était-il pas d’usage de remercier celui qui venait d’éteindre un incendie ?

    Bah. Peu importait. Une autre question lui brûlait les lèvres.

    « Au fait, comment avez-vous entendu parler de cet endroit ? »


    ・.ʚ Voilà la fin de la première partie du chapitre 01 ɞ .・

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