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    Elle s’était endormie, recroquevillée autour de mon coussin, son visage calme, presque paisible. Le contraste entre la douceur de son sommeil et la tourmente qui bouillonnait en moi était frappant. Je me levai doucement, m’éloignant de la chaleur du lit pour me rhabiller. La couverture glissa autour de moi, mais je n’y prêtais pas attention, absorbé par cette étrange sensation qui me rongeait. Mon esprit était ailleurs, cherchant à finir la chanson que j’avais commencée plus tôt. Elle flottait dans ma tête, une mélodie mélancolique, teintée de tristesse. Les accords se formaient doucement, une sorte de deuil musical, un rappel de souvenirs perdus. Un instrumental qui, dans son silence, semblait crier toute la nostalgie que je portais en moi.

    Je me mis à taper doucement sur les touches, les notes coulant lentement à mesure que l’instrumentation prenait forme. Les mains de Julia glissèrent soudainement sur mon torse, m’arrachant un léger sursaut. Elle s’était réveillée, mais il n’y avait pas de colère dans son geste, juste une curiosité distraite.

    — Qu’est-ce que tu fais ? Me demanda-t-elle, sa voix encore teintée du sommeil.
    Je me tournai vers elle, essayant de cacher la tension qui avait pris place dans mon ventre. Avec un soupir, je refermai l’ordinateur.

    — Rien, retourne te coucher.
    Elle râla, mais il y avait quelque chose de taquin dans sa réponse. Elle prit ma main dans un mouvement lent, comme pour me forcer à la suivre.

    — Tu viens avec moi ? Me dit-elle, ses yeux brillants d’une malice que je ne pouvais ignorer. Ce regard, cette lueur dans ses yeux, c’était comme un appel, un doux piège. Je ressentais ce tiraillement dans ma poitrine, l’envie irrésistible d’aller la retrouver, de me glisser à ses côtés, mais je n’étais pas prêt à laisser ma chanson inachevée. Il y avait quelque chose de plus important pour moi, quelque chose que je devais finir.

    Je la regardai, hésitant, ma décision en suspens.

    — Ouais, je vais arriver. Je laissai tomber, tout en m’efforçant de sauver les dernières notes de ma composition. Avant de fermer définitivement mon ordinateur, je sauvegardai. Je savais que je ne voulais pas perdre ces instants de travail, mais aussi que ce n’était pas juste une chanson. C’était comme une manière de capturer des sentiments qui étaient encore trop douloureux à traiter.

    Je laissai mes pensées s’évader un instant. Ce matin… Ce matin encore trop frais dans ma mémoire. Ce souvenir me hantait. Pas parce qu’il était particulièrement choquant, non, mais parce que j’avais ce malaise, cette sensation d’incompréhension qui me traversait. Pourquoi est-ce que je me sentais ainsi ? Ces frissons dans mon dos, cette chair de poule que je n’arrivais pas à chasser. Je m’étais levé avec cette impression étrange d’avoir laissé quelque chose derrière moi, quelque chose d’inachevé. Peut-être avais-je mal interprété certains gestes, peut-être que tout était plus simple qu’il n’y paraissait. Mais ces questions n’étaient pas prêtes à trouver des réponses.

    Les heures étaient passées sans que je n’aie pu trouver le sommeil. Mon esprit s’était tourné en boucle, sans fin, cherchant la logique, cherchant à comprendre pourquoi mon corps réagissait ainsi.

    — Tu es déjà réveillé ? Me dit Julia, sa voix légèrement groggy. Elle bougea, se levant lentement du lit. Elle s’approcha de moi, déposa un baiser léger au coin de mes lèvres. Tu n’as pas l’air en forme, qu’est-ce qu’il se passe ?

    Elle scrutait mon visage, ses yeux ambrés fixés sur moi avec une intensité que je n’avais pas remarquée jusqu’alors. Ses sourcils étaient froncés, comme si elle cherchait à déchiffrer un mystère invisible sur mon visage. Cette inquiétude dans ses yeux, cette attention presque pesante, me fit sentir vulnérable. J’avais l’impression qu’elle voyait trop de choses que je n’étais pas prêt à partager.

    Je la regardai sans vraiment répondre, sentant cette gêne m’envahir. Tout en elle, ses gestes, ses regards, étaient un rappel du fait qu’elle semblait toujours savoir quand quelque chose n’allait pas, même sans que je dise un mot. Mais je ne savais pas comment lui expliquer ce qui m’agitait. La chanson, le matin, le malaise. Tout se mêlait dans ma tête, et j’avais besoin de temps pour comprendre. Pour trouver les mots. Mais au fond, je savais aussi qu’il y avait cette barrière invisible entre nous. Un léger fossé que je n’arrivais pas encore à franchir.

    Je plaçai mon doigt entre elle et moi pour l’empêcher de faire cette moue exaspérée qu’elle faisait chaque fois qu’elle était contrariée. Je pouvais la lire comme un livre ouvert, et chaque micro-expression trahissait ses pensées.

    — C’est bientôt l’heure d’y aller. Dis-je, essayant de détourner l’attention de ce qui semblait la frustrer.

    Elle se releva d’un coup, son regard fuyant avant qu’elle ne se précipite pour chercher un autre vêtement. Elle était déjà en train de fouiller frénétiquement dans son tiroir, ses gestes rapides et un peu désordonnés. Je la laissai faire, observant silencieusement la manière dont elle se préparait. C’était comme si chaque mouvement d’elle me montrait quelque chose que je n’avais jamais vu chez d’autres, une sorte de frénésie tranquille, et une étrange beauté dans sa manière d’agir sous pression.

    Les autres savent qu’on est ensemble, mais elle pense toujours que ce n’est pas si évident. Elle veut que ça reste entre nous, comme si c’était un secret qu’on ne pouvait pas laisser entre les mains des autres. Ses amies, elles, me trouvent étrange, un peu trop en dehors des cases qu’elles ont tracées pour moi. Elles ne me voient pas dans leurs schémas habituels, celui du mec qui fait partie du groupe, qui suit les règles, qui s’intéresse aux mêmes choses. Julia me le fait souvent remarquer, sans le dire, mais je peux sentir la gêne qui se crée, les silences tendus.

    En réalité, elle ne me demande plus si elle peut m’emmener avec elle lorsqu’elle sort avec ses amies, surtout quand elles sont là. J’ai l’impression qu’elle préfère éviter d’expliquer pourquoi je suis là, ou pourquoi je ne parle pas beaucoup. Parfois, je suis ce spectateur un peu en retrait, le mec qui n’entre pas dans le moule et qui dérange sans le vouloir.

    — Relax, de toute manière ils ne savent pas qu’on est ensemble, ils ne vont pas se douter. J’essayais de la rassurer, mais même si mes mots étaient là, je savais que la situation était un peu plus complexe que ça.

    Elle n’était pas dupe. Elle savait très bien que les autres se doutaient de quelque chose, même si personne ne disait rien. Il y avait trop de petits signes, trop de regards furtifs, trop de rires étouffés quand on était ensemble. Ils savaient, et moi aussi. Mais il y avait une sorte de fragile non-dits qu’elle voulait maintenir à tout prix.

    — Oui, peut-être qu’ils ne se doutent de rien, mais je n’ai pas envie que d’autres rumeurs se mettent à parcourir les couloirs de l’unif. Elle me regarda intensément, les bras croisés sur ses hanches, une moue fâchée dessinée sur ses lèvres. Ses yeux brillaient d’une colère sourde, comme si ce n’était pas juste moi qu’elle interrogeait, mais aussi elle-même.

    — Tu es vraiment belle. Je lui dis d’une voix calme, brisant le moment de tension. C’était un compliment sincère, bien que je sois parfaitement conscient que ça n’allait pas dissiper sa frustration immédiate.

    Elle rougit, surprise et désemparée, et se mit à balbutier des mots que je n’arrivais même pas à comprendre. C’était comme si, à chaque fois qu’elle était prise au dépourvu, ses mots se perdaient dans un tourbillon de confusion. Son visage était devenu rouge vif, et un sourire un peu malicieux se dessina sur mes lèvres. C’était ce genre de moment, léger et tendre, qui faisait naître une petite douleur douce dans mon cœur, une sorte de pincement qui venait de nulle part. Je savais qu’elle se sentait mal à l’aise, mais c’était aussi ce qui la rendait unique à mes yeux.

    Elle termina de se coiffer dans un dernier geste précipité et partit dans un tourbillon de mouvements, comme si elle avait soudainement retrouvé l’urgence de l’instant. Je savais que je ne la reverrais que plus tard, une fois les cours commencés. Alors, je me préparai aussi, attrapant mon téléphone sans vraiment prêter attention au temps qui passait.

    — Message —

    Baek : « Salut, j’ai oublié de prendre le planning de la semaine en photo. Tu sais ce qu’on a en première heure ? »

    Je me glissai dans mon pantalon, déjà distrait, tout en cherchant l’horaire dans mes notes. Je n’avais pas vraiment réalisé que j’étais encore à moitié habillé, mes vêtements mal enfilés et mes pensées ailleurs. Je pris rapidement une photo de l’emploi du temps et envoyai la réponse.

    — Message —

    Baek : « Merci ! »

    Et avant de pouvoir me laisser emporter par la succession des événements, je me concentrai sur la suite de ma matinée. La journée s’annonçait aussi chaotique que la veille, mais ça n’avait plus d’importance. Julia m’avait laissé avec cette étrange sensation de ne pas avoir vraiment trouvé de réponse, mais juste de repousser l’inévitable.

    Après cela, comme d’habitude, elle me rejoignait dans l’allée qu’on empruntait ensemble avant d’arriver en cours. C’était un rituel, un moment qu’on partageait chaque jour, mais il commençait à me peser, comme une routine qui s’étire trop longtemps, un peu trop familière. Je pouvais presque prédire chaque mouvement, chaque pause dans notre trajet, chaque mot qui se dirait. C’était devenu fatiguant.

    — Pourquoi on ne peut pas se voir dans l’école ? Mis à part quand on mange, et encore, c’est toujours à dix kilomètres l’un de l’autre ? Ma question était plus piquante que je ne l’aurais voulu, un peu trop directe peut-être, mais je n’arrivais pas à ignorer ce sentiment de frustration qui m’envahissait à chaque fois qu’on se croise à l’école.

    Elle fronça les sourcils, mais ne répondit pas tout de suite. Elle savait que c’était une question compliquée, une question qu’elle n’avait peut-être même pas envie de me poser à elle-même.

    — Tu vas bien les passer avec Baek de toute façon. Elle essayait de détourner le sujet, mais je savais que ce n’était qu’une échappatoire. Sa phrase n’était qu’un paravent derrière lequel elle espérait me cacher la vérité.

    — Ça ne répond pas à ma question. Pourquoi on se cache ? C’était dit, et j’attendais une réponse.

    Elle tourna soudainement le dos, laissant sa silhouette se découper dans la lumière du matin, se dirigeant vers l’avant, mais sans me regarder. Je n’avais pas l’intention de la suivre, pas cette fois. Je voulais qu’elle ait le temps de réfléchir, qu’elle se confronte à la question sans l’esquiver.

    Elle ne s’en rendit même pas compte, trop préoccupée par ses pensées, et la distance entre nous s’agrandit lentement. Je laissai le silence s’installer, le cœur lourd. J’aurais pu la rattraper comme je le faisais toujours, mais cette fois, quelque chose m’en empêchait. Peut-être que j’avais trop attendu. Peut-être que j’avais déjà laissé trop de choses sans réponse.

    On arrivait déjà à la fin de la rue quand elle disparut dans la foule, son regard s’attardant sur moi une dernière fois, sans vraiment s’y arrêter. Je l’avais vu, ce regard, presque une promesse silencieuse. Mais je ne savais pas ce qu’il signifiait.

    Je continuai mon chemin et la dépassai sans y penser, sans réellement la voir. Je pensais que les choses s’étaient passées autrement dans ma tête, que j’avais prévu un autre scénario. Mais la réalité ne se pliait jamais à nos attentes.

    Baek était là, un peu plus loin, dans le fond de la cour. Je l’avais vu, mais je ne le regardais même pas vraiment. Je m’approchais, sans y prêter attention, comme si ma tête était ailleurs. Je passai devant lui sans un mot, sans même capter sa présence. Lui, il ne me suivit pas. On se retrouva dans la même classe, côte à côte mais séparés, dans un silence que personne n’osait briser. Il ne m’adressa même pas un regard.

    Je m’installai à ma place, comme un automate, les pensées embrouillées, et me retrouvai seul face à l’écran de mon ordinateur. Julia m’envoya un message. J’hésitai, puis décidai de ne pas l’ouvrir, trop fatigué de ce qui venait de se passer. Je rangeai le téléphone au fond de mon sac pour éviter de me laisser perturber par quoi que ce soit de plus ce matin. Les heures qui suivirent étaient un véritable calvaire. Chaque minute semblait une éternité. Le temps filait sans vraiment que je puisse y accrocher quoi que ce soit.

    Je sortis un moment pour aller chercher à boire. Quand je revins, mon esprit encore tout embrouillé, Baek était là, juste à côté de mon bureau. Il me fit signe, tendit un papier.

    « On peut y regarder plus tard. »

    Il s’éloigna presque aussitôt. Je l’observai, un instant, hésitant. Pourquoi ce geste, cette distance à nouveau ? Deux jours, seulement deux jours et déjà cette impression de ne pas avancer, de rester dans cette zone où l’on ne se connaît pas vraiment. Une sensation de vide. Je pouvais le laisser partir, continuer sans lui, mais quelque chose en moi me disait que ça n’allait pas se passer comme ça.

    Je me levai d’un coup, attrapai son poignet. Il se retourna aussitôt, surpris. Il semblait sur le point de signer quelque chose, par réflexe, comme si chaque mouvement de ses mains était une seconde nature pour lui. Je savais qu’il savait lire sur les lèvres, et pour une fois, c’était moi qui avais besoin de parler.

    — On travaille ?

    Il hocha la tête, son visage implacable, comme si de toute façon il n’y avait pas d’autre choix. Il déposa ses affaires sur le bureau, et avec une tranquillité presque déconcertante, il commença à sortir des feuilles. Il avait déjà préparé une ébauche du travail à faire, mais c’était flou, incomplet. Il n’y avait rien de vraiment définitif, juste une base.

    — On a voulu trop se mettre à l’avance qu’on a oublié de quelle thématique on allait parler. Un sourire naquit sur mon visage à cette idée. La situation était presque absurde. Nous, trop enthousiastes, et pourtant incapables de faire un pas dans la bonne direction.

    Il rougit légèrement, ses traits clairs s’illuminant d’un rose discret, et referma ses affaires. Je ris doucement en voyant la confusion sur son visage.

    — Ce n’est pas grave, on a déjà presque tout fait avec ce que tu as apporté. On pourra continuer pendant la pause déjeuner. Et on y regardera quand on aura plus d’informations.

    Il sourit d’un air gêné, comme si mon approche un peu débridée l’avait surpris, mais aussi rassuré. C’était toujours un peu étrange d’interagir avec un inconnu, surtout dans ce genre de situation. La gêne flottait dans l’air, palpable.

    — Pourquoi as-tu voulu prendre ces études-là ? Je voulais comprendre, savoir ce qui l’avait poussé à suivre cette voie.

    Il prit un moment pour répondre, puis se pencha sur sa feuille. Ses cheveux retombaient sur son visage fin, cachant ses yeux gris. Il écrivit quelque chose, sans lever les yeux.

    « J’ai toujours aimé les pubs, dans leurs visuels, les couleurs et les dessins, comme les publicités anciennes. Elles sont originales, et j’aimerais être l’un des plus jeunes sourds à réussir dans la publicité. »

    Je pris le carnet et le lus, absorbé par ses mots. Puis, je me mis à écrire une réponse.

    « C’est très ambitieux ! »

    Il sourit en lisant ce message, un sourire timide qui disparut presque instantanément, comme une pensée fugace.

    « Oui, très. C’est pour ça que je fais ces études. Pour réussir. Sinon, qui le ferait à ma place. »

    Quand il écrivit ces derniers mots, un frisson parcourut ma peau. La détermination dans sa voix transparaissait dans chaque lettre, dans chaque mot écrit avec une force tranquille. Ses yeux brillaient d’une lueur presque métallique, comme l’argent poli au soleil. Il était sérieux. Très sérieux.

    « Et toi, tu voudrais faire quoi après ? »

    Je pris une pause, hésitant. Puis, sans vraiment réfléchir, je lui répondis :

    « J’aime beaucoup la musique, je compose des morceaux… »

    Je pris la gomme et commençai à effacer, le geste mécanique. Mais il posa sa main sur la feuille, me stoppant dans mon mouvement. Il n’avait pas dit un mot, mais son geste suffisait à exprimer plus que mille paroles.

    La gomme me tomba des mains. Je le vis regarder ma main, puis la sienne se posa délicatement sur la mienne avant de se retirer en douceur, comme une caresse légère, comme un geste qu’il avait appris à faire sans y penser. C’était un moment étrange, comme si, par ce simple contact, il allait pénétrer dans les profondeurs de mon âme. Même Julia n’avait jamais vu cette partie de moi, celle qui aimait réellement la musique. Mes doigts réagirent bien plus vite que mes pensées rationnelles, m’échappant avant même que je puisse les contrôler.

    « Je ne pourrais pas vraiment être le meilleur public. J’en suis navré. Mais je pourrais les sentir, si tu veux. »

    — Les sentir ?

    « Oui, on sent les vibrations. Quand j’écoute de la musique, je ressens les vibrations. Et je lis les paroles. » Baek regardait les mots qu’il venait d’inscrire, son regard était triste, marqué par une forme de mélancolie que je ne savais pas vraiment interpréter.

    — Je ne voulais pas te faire de mal en posant cette question. J’eus l’impression qu’une barrière invisible s’était dressée entre nous à cet instant. Je voulais m’excuser, mais les mots me manquaient.

    La cloche retentit, rompant le silence de la classe. Il ferma le carnet d’un geste fluide et se prépara pour le cours. Je fis de même, mais une lourdeur s’installa en moi, une sensation de ne pas être à la hauteur. Comme si, à chaque instant, je gâchais quelque chose. Les heures passèrent, mais ma tête restait occupée à cette conversation, à cette distance qui s’était glissée entre Baek et moi. Je jetais des coups d’œil à l’endroit où il était assis, le cœur serré, non pas à cause de la colère, mais d’une profonde tristesse et incompréhension.

    En rentrant chez moi, je remarquai que Julia ne m’attendait pas. Le silence de la maison était pesant, mais je n’avais ni l’énergie ni l’envie d’y réfléchir. Le soir tomba, lourd de pensées non dites. Je me préparai à partir pour le travail, revêtant mes vêtements de café. L’envie de sortir me manquait complètement. Une boule se forma dans mon ventre, comme un poids que je portais sans pouvoir l’évacuer.

    — Bonjour ! Mon sourire était absent, presque automatique. Je mis le tablier par-dessus ma chemise blanche et mon pantalon noir. Ce n’était pas un café comme les autres, c’était un café à lapin, un endroit où l’ordinaire devenait spécial simplement parce que les lapins y étaient rois. Mais ce soir, le café semblait vide, dénué de vie, à l’exception des quelques habitués restés. Les lapins couraient partout, remplissant l’espace de leurs petites pattes et de leurs mouvements furtifs.

    La nuit semblait s’étirer indéfiniment, et la lourdeur des heures passait à une lenteur insupportable. Je me concentrais sur les tâches qui m’attendaient : fermer la terrasse, ramasser les derniers lapins, m’assurer qu’ils étaient bien installés à l’intérieur. En hiver, on ne les laisse pas dehors, de peur qu’ils attrapent froid. On en avait six au rez-de-chaussée, et sept à l’étage supérieur, chacun avec son petit coin de terre. Je pris l’un d’eux dans mes bras, le plus sociable, Chocolatine. Elle était adorable, tout en douceur, avec une énergie débordante et une affection qui ne cessait jamais. Elle était si câline qu’elle n’arrêtait pas de me faire des bisous, et ses petites parades amoureuses étaient une source de tendresse constante.

    Je la déposa à terre et continuai de fermer le café. Je leur donnais à manger, vérifiais qu’ils avaient suffisamment de paille pour la nuit et m’assurais qu’ils avaient assez d’eau. C’était une routine, mais elle me rassurait. Je fis aussi une dernière vérification des fils, pour m’assurer qu’il n’y en avait pas à la vue des lapins affamés, ces petites créatures curieuses qui n’avaient d’yeux que pour ce qu’ils pouvaient mâcher.

    Chocolatine, cependant, ne semblait pas prête à quitter mon côté. Elle courut dans tous les sens, ses petites pattes battant le sol avec une vivacité qui me fit sourire. Elle se dirigea vers la porte, grattant la grille comme si elle voulait sortir. Je l’empêchais de se faufiler, mais elle ne se débattait pas, elle me regardait avec ses grands yeux noirs, comme si elle me comprenait.

    Je regardai par la fenêtre, en terminant enfin de tout ranger. Chocolatine était arrivée au café quelques mois plus tôt, trouvée sur le bord de la route. Le café venait juste d’ouvrir et, voyant qu’ils recueillaient les lapins abandonnés, je m’étais adressé à eux pour savoir si je pouvais l’amener. Ils avaient accepté, et je savais que cet endroit lui offrirait une bien meilleure vie que n’importe quel refuge. Chocolatine était encore toute jeune à l’époque, à peine quelques mois. Je lui donnais le biberon et m’en occupais principalement. Petit à petit, le café m’avait donné plus de responsabilités, et j’avais fini par obtenir un job étudiant là-bas. Je les aidais autant que je pouvais, et ça m’apportait une sorte de réconfort dans un monde qui, souvent, me semblait froid et distant.

    Ce soir-là, je la pris dans mes bras une dernière fois, avant de la poser doucement dans son coin. Si je pouvais, je l’aurais prise chez moi. Mais pour l’instant, elle faisait partie de ce café, et je savais qu’elle y était en sécurité. Comme moi, un peu perdue, un peu à sa place et en même temps à côté.


    ・.ʚ Voilà la fin du chapitre ɞ .・

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