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    Ce flash me revient, comme un coup de poignard dans la poitrine, un pincement au cœur qui me heurte violemment. Pourquoi cette rentrée ? Pourquoi ces moments précis reviennent-ils constamment dans mon esprit, même jusque dans mes rêves ? C’est comme une brûlure, une sensation d’impuissance qui me taraude. À peine réveillé, mes yeux sont déjà humides. Je n’ai même pas conscience de m’être mis à pleurer, mais une lourdeur m’envahit, comme un poids sur ma poitrine.

    Je ferme les yeux un instant, essayant de me concentrer sur la musique qui me berce, me plongeant dans une douce mélodie. Le morceau se joue en boucle dans mes oreilles, un rythme familier, presque réconfortant. Quelques minutes auparavant, j’étais encore plongé dans la musique, ma tête reposant sur l’écran de mon ordinateur, mes lunettes glissant lentement sur le bout de mon nez. Le temps a filé, mais je n’ai pas remarqué.

    Je tape légèrement du pied, me concentrant sur le rythme pour m’assurer qu’aucune fausse note ne m’a échappé, que rien n’est incohérent dans ce que je suis en train de créer. L’ombre de l’inauthenticité me menace constamment dans ce monde où chaque détail compte.

    Les maquettes et les affiches éparpillées autour de moi m’assaillent, tout comme l’odeur familière du café qui semble emporter mes pensées. Je regarde mon smartphone, me laissant guider par les défilements incessants, espérant qu’une inspiration surgisse. Mais, au fond de moi, je sais déjà que je ne suis qu’en train de perdre mon temps. Une photo. Puis une autre. Et encore une autre.

    La nuit vient de se terminer, mais la journée s’annonce déjà longue. Julia est partie sans moi, comme toujours. C’est devenu tellement habituel que je ne m’en inquiète même plus. Elle se lève, se prépare, et disparaît, sans même un regard en arrière. Je suis déjà trop fatigué pour lui en vouloir. Mes yeux sont cernés, les traits de mon visage tirés par la fatigue. Je referme l’ordinateur, l’enfourne dans mon sac avec une sorte de résignation. Toute la nuit, ou plutôt, toute la soirée, n’a été qu’une suite de procrastinations. Je n’ai pas vu Julia partir, je me suis simplement endormi. Encore une fois.

    Je prends mes clés, les doigts tremblants, et je me prépare en vitesse, dans une précipitation où chaque mouvement semble dénué de sens. Il faut que je parte, je n’ai pas le choix. Je sais que si je traîne, je serai encore en retard.

    Le soleil est déjà levé, une lumière douce baigne la rue. L’air est frais mais promet de se réchauffer rapidement. Je marche vers les bâtiments de l’université, mes pas résonnant dans le béton froid. Les gratte-ciel semblent se dresser, immenses et inaccessibles, comme des monstres de verre et d’acier. Entre les tours, je distingue encore un peu du ciel, un léger voile rose qui annonce la fin de la nuit. C’est beau, mais il y a quelque chose de décourageant dans cette beauté.

    À peine la journée commencée, je vois déjà Julia me délaisser. Elle fait comme si je n’existais pas, comme si je n’avais jamais compté. J’en fais de même. Pas par choix, mais par nécessité. Pour ne pas provoquer une confrontation qui aurait peut-être mis fin à ce simulacre d’existence que nous partageons encore. Si je ne l’ignore pas, elle me rejettera encore plus.

    Dans la classe, les visages sont fatigués. Beaucoup d’entre eux semblent avoir échoué, ou peut-être abandonné. Leur résignation me déprime, mais aussi me rassure. Parce qu’au fond, je me sens un peu comme eux. En décalage, perdu dans une routine qui me ronge.

    Aujourd’hui, Aleksey commence à plonger dans le monde du travail. Il a été pris là où il avait fait son stage de fin d’année. Pour lui, c’est un nouveau chapitre, une nouvelle étape qu’il franchit avec assurance. Il a l’air de maîtriser les choses. Mais moi, je sais que ce n’est pas mon cas. Quand viendra le moment de choisir mon stage, je sens déjà que je vais m’égarer dans ce monde du travail. Ce n’est pas ma place. Je n’y arriverai pas.

    Les pensées m’envahissent, lourdes et oppressantes. Je me demande où tout cela me mène. Et j’ai du mal à voir un avenir clair, à distinguer un chemin qui ne serait pas pavé de doutes et de regrets. Mais pour l’instant, je dois avancer. Malgré tout. Malgré ce sentiment d’impuissance qui me colle à la peau.

    À peine arrivé à l’entrée de l’université, je me fais heurter par Julia, qui me lance un regard moqueur, un sourire espiègle sur le visage.

    — Regarde, Ji, le nouveau est là. Il va encore rester tout seul, comme d’habitude. On vient de commencer l’année, et je parie qu’il va partir au bout de deux semaines. Il est là depuis ce matin, mais il n’a vraiment pas l’air abordable. Avec sa balafre qui lui couvre tout le visage, il doit sûrement avoir un passé lourd.

    Je lève les yeux vers l’homme qu’elle désigne, une silhouette solitaire, et son apparence me frappe immédiatement. Julia a cette manière de juger les gens sans vergogne, et je n’aime pas particulièrement ses insinuations. Mais je ne réponds pas tout de suite.

    — Peut-être, on verra bien, lui dis-je d’un ton plus calme, en l’embrassant brièvement.

    Elle hausse les épaules, son regard se détournant déjà.

    — Tu penses qu’il a fait de la prison pour avoir une balafre comme ça ? Il ne doit sûrement pas être fréquentable.

    — Je ne sais pas, Julia. Dis-je en pinçant les fesses, un peu exaspéré par ses jugements hâtifs. Elle rougit sous ma taquinerie, mais elle continue de marcher, ses hanches balançant de gauche à droite avec une assurance qui lui est propre. Elle se tourne vers moi, m’adressant un petit signe de la main avant de s’éloigner, sans attendre ma réponse.

    Je reste un instant là, les pensées embrouillées. Mais il est temps d’aller en cours. Les classes sont séparées en deux sections : édition et marketing. Julia et moi avons certains cours en commun, mais cette séparation de filières nous éloigne un peu, bien que je n’y prête pas vraiment attention. Les cours, c’est toujours un peu pareil, mais aujourd’hui, une étrange sensation me serre le ventre.

    Je m’assois sur mon banc habituel, mais un autre est déjà occupé. L’homme de ce matin, celui que Julia me pointait du doigt, est là. Il est assis à côté du mien, concentré sur le tableau, la tête enfoncée dans son écharpe. Il ne me remarque même pas, perdu dans ses pensées. Je le regarde du coin de l’œil. Il a un air distrait, son stylo inerte dans sa main, attendant probablement que le prof se retourne pour griffonner quelques notes. Il sursaute lorsque je m’assois près de lui, ne s’attendant pas à ce qu’un autre étudiant vienne à sa hauteur.

    Je fronce les sourcils. Comment ça se fait que je ne le reconnaisse pas alors qu’il est en dernière année ? C’est étrange, et un peu dérangeant. Je me demande ce qu’il fait ici, pourquoi il semble aussi hors de place, même s’il est aussi vieux que moi. Un mystère qui s’ajoute à une journée déjà un peu trop remplie de pensées confuses.

    Quand les cours finissent, je me dirige vers la salle d’étude, mon fidèle casque sur les oreilles. Une fois assis, je commence à déballer mes affaires, cherchant mes notes et mes livres. Julia me rejoint à la porte, l’air intrigué.

    — Il t’a demandé de l’aider ? Comment ça se fait qu’il soit en dernière année, à ton niveau, et qu’il ait l’air aussi perdu ? Me demande-t-elle avec un air interrogateur, presque accusateur.

    Je retire mon casque et la regarde, un peu agacé.

    — Non, pourquoi ? Ça t’intéresse tant que ça ? Avec toutes les questions que tu viens de me poser, c’est à toi de me donner une réponse, non ?

    Elle fronce les sourcils, l’air toujours suspicieux, mais je sens qu’elle ne veut plus vraiment parler de lui. Elle secoue la tête.

    — Eurk, non ! Il a l’air trop bizarre. Tu dis n’importe quoi, Ji, il est trop étrange.

    Je la taquine, sourire en coin.

    — Tout le monde est bizarre à tes yeux, à croire qu’il n’y a que toi qui es normale.

    Elle me lance un regard noir, mais je vois la lueur de complicité dans ses yeux. C’est notre dynamique, un mélange de taquineries et de rires, même quand les sujets sont sérieux.

    Les cours vont reprendre, et Julia ne perd pas une occasion de juger le garçon encore une fois.

    — Tu penses qu’il vient pourquoi ? Me demande-t-elle en fixant le garçon qui mange tout seul à une table. Il mange seul, c’est vraiment un pauvre type.

    Je la regarde, perplexe. Elle est déjà en train de juger une personne qu’elle ne connaît même pas.

    — Apprendre, comme tout le monde, je ne vois pas ce qu’il pourrait faire d’autre. Tu veux bien arrêter de le critiquer, tu ne le connais même pas.

    Vexée, Julia acquiesce et range nos affaires sans dire un mot. Je sais qu’elle est frustrée, mais je ne peux pas comprendre comment elle peut être aussi dure avec les gens.


    — Bon, on attaque la prochaine partie du semestre. Alors, vous allez vous mettre en binôme. Pour plus de facilité, vous allez vous mettre par banc pour le prochain exposé. Vous allez faire comme si vous deviez faire un partenariat. On doit retrouver les deux entreprises et les deux styles différents de chacun. Vous allez donc devoir créer une entreprise, la présenter, ce que vous vendez, et pourquoi ce partenariat, explique le professeur, d’un ton calme mais autoritaire.

    Le silence s’installe brièvement après ces mots. L’énoncé de l’exercice se répète dans ma tête comme un écho, me rappelant la pression à venir. Je me redresse légèrement sur ma chaise, une nervosité familière m’envahit. Ce genre de projet est toujours un peu une épreuve pour moi. Travailler avec quelqu’un que je ne connais pas, surtout si je n’ai pas d’affinité, c’est une source de stress. D’un geste presque imperceptible, je jette un œil autour de la salle, cherchant une tête familière, une personne avec qui je pourrais facilement me lier pour ce projet. Mais mes yeux s’arrêtent sur lui, le « nouveau ». C’est l’homme dont Julia m’avait parlé ce matin. Il est là, posé dans son coin, seul. Il semble volontairement à l’écart, mais il dégage une sérénité particulière, presque étrange. Il est calme, trop calme, et ça me perturbe un peu. Pourquoi suis-je autant attiré par lui ? Peut-être est-ce son air de nonchalance, peut-être sa posture détendue malgré tout ce qui pourrait l’accabler.

    Je me tourne doucement vers lui. Nos regards se croisent, sans détour, sans hésitation. C’est un contact direct, presque comme un défi silencieux. Ses yeux, d’un bleu étrange, me fixent avec une intensité qui me fait sursauter. Il me scrute, me mesure, d’une manière qui me trouble sans que je comprenne pourquoi. Il est là, juste en face, et il semble lire en moi plus que je ne le voudrais. Un petit sourire se dessine sur ses lèvres, mais il est à peine perceptible. Sa fatigue, bien que marquée par de petites cernes violettes sous ses yeux, n’enlève rien à la clarté de son regard. Il y a quelque chose dans cette fatigue qui ne semble pas le perturber. Il semble maîtriser son énergie, une forme de calme désarmant qui contraste avec l’agitation ambiante. Je me demande si je serais capable d’atteindre cette tranquillité, moi qui me sens toujours un peu perdu dans mes pensées.

    Je lui souris timidement en retour, sans trop savoir pourquoi. Peut-être que Julia avait exagéré. Peut-être qu’elle juge trop vite, comme d’habitude. Peut-être que ce gars-là, celui qu’elle qualifie de mystérieux et d’un peu inquiétant, est juste… Différent. Peut-être que derrière son air un peu distant et son regard trop intense se cache quelque chose que je ne comprends pas encore. Il m’intrigue, et cette intrigue est suffisante pour me faire oublier un instant la voix du professeur qui poursuit son discours sans vraiment m’atteindre.

    Le temps semble ralentir. Tout autour de moi devient flou, comme si mon attention était entièrement captée par lui. La fatigue qui semble l’envelopper ne fait que renforcer son aura mystérieuse. Il dégage cette présence tranquille qui fait que, pour une raison étrange, il semble être à un autre niveau que nous tous, perdus dans nos petites préoccupations quotidiennes. Il semble savoir exactement où il va, ce que son avenir lui réserve. Quant à moi, je me sens un peu comme ces feuilles poussées par le vent, sans direction précise.

    Le professeur continue, mais je ne l’écoute plus. Ce projet, ce binôme, tout semble soudainement secondaire. Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre ce qu’il y a derrière cet homme. Pourquoi Julia le trouve-t-elle si étrange ? Et surtout, pourquoi ai-je l’impression que tout ce que je pensais savoir sur lui ne m’a pas préparé à la réalité ?

    Je souris à nouveau, un peu plus confiant cette fois, comme si j’avais fait une découverte. Peut-être que ce projet ne sera pas aussi ennuyeux que je l’imaginais. Peut-être qu’il va me permettre de découvrir quelque chose de plus profond. De lui, ou peut-être de moi-même. Je n’ai pas encore d’avis définitif, mais je me dis que ce partenariat pourrait bien être une occasion de briser les apparences et de comprendre ce qui se cache derrière cette image froide.

    Le professeur, totalement absorbé par ses explications, ne semble pas se soucier des dynamiques subtiles qui se tissent entre les élèves. C’est comme s’il ne voyait que des âmes anonymes dans un flot de paroles et de chiffres. Mais moi, je vois au-delà de ce qu’il dit. Je suis déjà ailleurs, dans une histoire qui commence à se tisser avec ce « nouveau ».


    — Tu vas être en groupe avec ? Me demande Julia, sa voix un peu trop forte dans le silence qui précède la fin du cours, alors que je me dirige vers la sortie. On nous a assignés les binômes. Je suppose que chez vous aussi. Cette année, ils ont fait ça par « bancs ». C’est pareil pour toi, alors ?

    Elle parle vite, comme toujours quand elle est contrariée. Je sais bien qu’elle n’a pas été à son dernier cours, encore une fois à cause de ce prof qu’elle déteste. Elle doit m’attendre depuis un moment, à me poser cette question absurde. Bien sûr, elle a écouté aux portes, comme d’habitude. Elle ne rate jamais une occasion de savoir ce qui se passe, même si elle fait semblant de ne pas s’en soucier.

    Je me tais, ne réponds pas tout de suite. Parfois, Julia a ce don incroyable de m’agacer à un point où je n’arrive même plus à savoir comment réagir. C’est comme un nuage de questions et de reproches qui se déverse sur moi, et je n’ai pas l’énergie de me défendre à chaque fois. Mais un regard furtif vers le « nouveau », assis dans son coin, me fait dévier mon attention. Il est toujours là, concentré sur son cahier, grattant des mots avec une certaine lenteur, comme s’il cherchait quelque chose, ou comme s’il n’était pas tout à fait présent ici.

    — Pas la peine de m’ignorer, me lance Julia, plus sèchement cette fois.

    — Va en cours la prochaine fois, ça m’évitera que tu poses des questions à longueur de journée. Tu m’en demanderas plus la prochaine fois. Attends au moins qu’on ait fini la journée, rétorqué-je, sans vraiment y réfléchir, juste pour la faire taire un moment.

    Elle souffle, un soupir bruyant qui en dit long sur sa frustration. Elle commence à partir, mais à un rythme lent, comme si elle espérait que je la rattrape. C’est la pause entre les deux derniers cours de la journée, et même si elle me laisse tranquille, je sais qu’elle reviendra à la charge plus tard.

    Je reste seul dans l’amphi, avec mon ordinateur devant moi et mon sac posé sur la chaise voisine, là où je suis toujours assis. Tout le monde est parti, et pour un instant, il n’y a que le silence de la salle vide, sauf le bruit de mes doigts tapant sur le clavier. Le « nouveau » entre à ce moment-là. Je le vois du coin de l’œil, et il me regarde brièvement, sans vraiment s’arrêter. Il n’a pas l’air pressé, juste là, observant le monde autour de lui sans paraître y participer.

    Je m’installe plus confortablement et cherche de l’inspiration pour la musique que je dois terminer. Ce projet me stresse un peu, mais je sens que je vais bientôt avoir une idée. Après tout, la composition ne me prendra pas longtemps une fois que j’aurai trouvé le bon début. Je n’ai pas pu travailler sur la musique cette nuit-là, mais je me rattraperai après les cours, quand tout sera plus calme.

    Je me lève et me rapproche du « nouveau ». Il est toujours là, silencieux, plongé dans ses gribouillis, des phrases écrites de manière brouillonne au crayon. Il n’a pas bougé, comme si rien ne pouvait le distraire. Il est tellement concentré sur ce qu’il fait que l’ambiance autour de lui semble s’effacer.

    Les derniers cours commencent enfin. Il est toujours près de moi. Il écoute attentivement, bien plus que les autres. C’est étrange, vraiment. Quand le professeur tourne le dos pour écrire au tableau, il cesse soudainement d’écrire, comme s’il attendait un signal invisible. Une impression de mystère l’entoure, comme s’il était en dehors de ce cours, un peu à part.

    Je continue de tapoter sur mon clavier, mais je sens qu’il me regarde. Je jette un coup d’œil discret vers son visage, et je le surprends en train de jeter un coup d’œil sur mon écran. Il semble curieux, presque intrigué. Sans trop réfléchir, je tourne légèrement mon ordinateur vers lui, pour qu’il puisse voir plus facilement ce que j’écris. J’hésite un instant, mais il semble sincèrement intéressé.

    Ses yeux sont gris clair, presque translucides, comme deux miroirs qui reflètent trop de choses. C’est un regard déstabilisant, captivant même. Il sourit, mais son sourire est bref, presque imperceptible, comme s’il savait quelque chose que je ne savais pas. Mais il ne se laisse pas distraire davantage par ce qui se passe sur l’écran. Son attention se recentre sur le professeur, mais de façon détachée, comme si ce qui se disait n’avait que peu d’importance pour lui.

    Il ne prête plus attention aux détails du cours, et pourtant, il semble parfaitement comprendre ce qui se passe autour de lui. C’est un contraste fascinant, et il me fait réfléchir à la manière dont il occupe cet espace, à la manière dont il se place dans ce monde qui ne semble pas vraiment être le sien

    Il arrêta aussi soudainement qu’il avait commencé, reprenant son activité dès que le professeur tourna le dos. C’était vraiment spécial. Peut-être qu’il n’entend pas très bien, c’est peut-être pour ça… J’essaie de me convaincre que ça doit être lié à un problème d’audition.

    –– Alors ? Me dit Julia en me tapant sur le bras, comme pour me sortir de mes pensées. Elle allait repartir vers sa classe, une fois de plus dans sa journée bien remplie.

    –– Je suis avec lui pour un projet qu’on aura en commun. Ça compte pour la fin de l’année, je suppose, répondis-je, essayant de rester décontracté.

    –– Sérieux ? Julia sembla à peine y croire, ses bras croisés, les sourcils froncés.

    –– C’est juste un travail de fin d’année. Rien de grave. Calme-toi, dis-je d’un ton un peu désinvolte, espérant que cela suffise à la convaincre.

    Elle me lança un dernier regard et se détourna pour rejoindre sa propre classe.

    Je n’avais pas encore fini de digérer cette nouvelle situation. Je devrais probablement aller lui parler après les cours, pour récupérer ses coordonnées et l’aider à suivre le projet. Ce serait plus simple si je pouvais lui envoyer les informations, comme les feuilles de travail ou les éléments pour l’affiche.

    Ce type, il est vraiment étrange dans sa manière d’écrire. Il n’écrit pas vraiment, mais il semble enregistrer tout ce qui se passe autour de lui, comme s’il essayait de suivre malgré tout. C’est comme s’il faisait des efforts pour être impliqué. Les profs, eux, semblaient ralentir et articuler plus clairement, comme s’ils avaient pris en compte le fait qu’il était là, qu’il avait besoin de plus de temps.

    Les heures s’étiraient, et la fin des cours approchait. Je me levai pour partir, mais je me rendis compte qu’il fallait que je lui demande ses coordonnées avant de quitter. Alors que je m’apprêtais à m’avancer vers lui, je remarquai que son téléphone se mettait à vibrer et à clignoter. Il ne semblait pas vouloir répondre tout de suite. Il posa son téléphone près de sa bouteille d’eau et, à ma grande surprise, commença à signer. C’était un signe, littéralement. J’avais enfin compris pourquoi il n’écrivait pas mais semblait enregistrer les informations : il était en train de signer. C’est là que je compris qu’il était sourd.

    Je me tournai alors vers le professeur. Il me regardait avec une expression compréhensive, mais j’étais complètement désemparé. Comment allais-je faire pour ce projet avec lui si nous n’avions même pas la possibilité de nous entendre ?

    Le professeur poursuivit son explication, tandis que Jiwoon terminait son appel. Je l’observai discrètement, essayant de traiter l’information qui venait de me frapper de plein fouet. Mais c’était difficile à assimiler.

    Lorsque l’appel se termina, il reposa son téléphone et, à ce moment-là, je n’avais plus vraiment d’excuses pour ne pas aller lui parler. Il n’y avait plus de bruit autour de nous, personne pour m’interrompre, plus de Julia pour m’agacer. Je tapotai doucement sur le banc pour attirer son attention.

    Il sursauta légèrement, puis rougit en me voyant. C’était étrange de le voir réagir comme ça, alors qu’il semblait si calme à l’intérieur. Il me salua d’un geste de la main, et je le lui rendis.

    Je l’observai de loin, cherchant à comprendre quelque chose que je n’avais pas encore compris. Pourquoi je ressentais cette étrange nervosité, ce malaise léger dans mon ventre ? Peut-être que, finalement, je n’avais pas vraiment pris la mesure de la situation. Mais il se leva pour prendre ses affaires, et je savais qu’il était temps de briser la glace.

    Je me sentais un peu idiot, mais je me lançai quand même :

    –– Salut, je m’appelle Jiwoon. Je suis à côté de toi en cours. Il sourit, et pour la première fois, je le vis vraiment sourire, un sourire franc et rassurant. Il me fit signe devant mes yeux, comme pour me rappeler qu’il était là.

    Il me tendit son téléphone, et j’y lus ce message écrit en anglais :

    « Salut Jiwoon, je ne veux pas te mettre mal à l’aise, mais je suis sourd. Je vais faire de mon mieux pour qu’on sache faire le projet ensemble. »

    Un choc. Un vrai choc. C’était tellement inattendu. Le « nouveau », celui que j’avais jugé sans vraiment le connaître, était en réalité sourd. Et pourtant, il ne semblait pas du tout gêné par cela. Jiwoon, tu es un imbécile, pensais-je en moi-même, ma bouche se refermant sur des mots que je n’arrivais pas à articuler. Je me mis à bafouiller des sons incompréhensibles, et il pencha la tête, sans doute pour essayer de comprendre ce que j’étais en train de dire. Mais je ne savais plus quoi dire, les mots m’échappaient, ma tête bourdonnait. Mon cœur battait trop fort, irrégulier, comme si je me sentais en décalage avec tout ce qui venait de se produire. J’avais des papillons dans le ventre, et je n’arrivais pas à me concentrer.

    Je pris mon téléphone et commençai à écrire, pour essayer de me rattraper. Je savais maintenant qu’il fallait plus qu’un simple regard pour comprendre. Il fallait chercher des moyens de communiquer autrement, tout en respectant ses limites.

    Il avait brisé un peu de mes jugements hâtifs, mais plus que ça, il avait aussi brisé un peu de ma propre réserve.

    « Ne t’excuse pas. Je vais te filer mes cours si tu as besoin. Tu veux qu’on communique comment ? » Lui écrivais-je, cherchant à établir un pont entre nous.

    Il me regarda un instant avant de revenir à ses notes, concentré mais toujours réceptif.

    « Par écrit me convient très bien. Tu peux aussi me parler normalement. Tiens mon numéro : +010… »

    Je pris rapidement son numéro et l’inscrivis dans mon téléphone, avant de lui envoyer un message. « Salut Baek ! »

    Je vis son sourire s’élargir en lisant mon message. C’était un sourire inaudible, mais un sourire tout de même. Un petit rire s’échappa, mais aucun son ne se fit entendre, juste une respiration plus saccadée.

    « Salut Jiwoon, ravi d’apprendre à te connaître. Et de bientôt collaborer ensemble. »

    Un frisson me parcourut le corps alors que je le voyais reprendre son téléphone. Le lien s’était établi presque naturellement, comme une conversation fluide et sans accroc. Du moins, c’est ce que je pensais de mon côté. Mais une étrange sensation persistait. Un picotement dans ma poitrine, comme si quelque chose venait de se débloquer, comme une récompense après un effort que je n’avais pas totalement vu venir. J’avais enfin accompli quelque chose.

    « Je vais rentrer chez moi, n’hésite pas à m’envoyer un message si tu as besoin. » Son message me réchauffa. Il semblait détendu, sans pression. Une nouvelle étape, peut-être.

    Au fond de moi, j’espérais qu’il allait effectivement m’envoyer ce message. Mais cette idée me rendait nerveux, comme si c’était moi qui attendais une confirmation, un signe. Je me sentais tout à coup gêné, mes doigts grattant ma nuque de manière nerveuse. Je lui fis un signe de la main avant de me lever pour partir.

    Julia m’attendait déjà à la grille, et comme toujours, elle semblait avoir un radar pour me retrouver au moment exact. Elle m’embrassa du coin des lèvres avant de repartir, déjà sur son chemin habituel. Je la rattrapai rapidement et lui déposai un baiser sur le front.

    — Je te ramène. Je dois quand même passer par là, dis-je, essayant de me concentrer sur autre chose que cette tension naissante.

    Elle sourit et, comme toujours, me prit le bras avec son air de tranquillité.

    À ce moment-là, mon téléphone se mit à vibrer dans ma poche. Un message. Je savais ce que cela signifiait, mais je n’osais pas encore regarder.

    De : Baek
    [Salut, c’est Baek. Désolé de déjà te déranger. C’était pour savoir si tu pouvais m’aider pour les cours d’aujourd’hui. Il me manque certains passages. Si tu les aurais par hasard.]

    Je laisse tomber mon sac à terre, l’esprit encore un peu ailleurs, et m’assois à mon bureau, la tête pleine de pensées. Cette journée a été plus chargée que je ne l’avais imaginé, et la fatigue commence à se faire sentir. Pourtant, un léger frisson d’anticipation traverse mes doigts quand je prends mon téléphone. Peut-être que c’est bête, mais cette demande de Baek réveille quelque chose en moi. Peut-être parce que c’est la première fois qu’il me demande de l’aide, peut-être parce qu’il me semble plus… Vulnérable, d’une manière que je n’avais pas vue jusque-là. Je me secoue légèrement, me concentrant sur la conversation.

    De : Jiwoon
    [Salut. Il te manque quelle partie ?]

    De : Baek
    [Sur la mise en place des éléments pour l’affiche. Si on peut s’y mettre tôt, mieux ce sera, tu ne trouves pas ?]

    Je lis son message et souris en coin. C’est pas vraiment un type à perdre du temps, même si je n’arrive pas encore à cerner son rythme. Il semble toujours aussi calme, détaché des préoccupations qui nous stressent tous.

    De : Jiwoon
    [Oui, il faudra se voir aussi pour mettre nos idées en commun.]

    De : Baek
    [Bonne idée !]

    Il me faut un instant pour comprendre qu’il vient de répondre, mes yeux encore fixés sur son message, cherchant à décoder la nuance de son ton. C’est une sorte d’impulsion qui traverse le message, un enthousiasme timide mais sincère. Je fronce les sourcils sans savoir pourquoi. Un sentiment étrange s’installe dans ma poitrine, un peu comme une anticipation d’un moment à venir.

    Jiwoon
    Tu veux qu’on se voit demain à une pause ?

    Baek
    Oui, on pourrait faire ça à une pause.

    Jiwoon
    Pause de midi ?

    Baek
    Yes ! Tout me va.

    Je sens la conversation se dérouler dans une simplicité étonnante. Peut-être que ce projet avec Baek ne sera pas aussi difficile qu’il n’y paraît. Je me surprends à être plus détendu à l’idée de ce rendez-vous de travail. Pourquoi est-ce que je suis si tranquille à propos de lui, alors que je sais si peu de choses à son sujet ?

    — Message —

    Jiwoon
    Salut, demain à midi je resterai avec le nouveau pour ses cours et le projet de fin d’année.

    Julia
    Tu m’abandonnes déjà ? Il sait pas le faire lui-même et vous vous voyez quand on est pas là ?
    Je soupire en lisant son message. Julia et ses réflexions… Parfois, elle me rend fou. Mais je sais aussi que c’est son caractère. Elle a ce besoin de comprendre les choses, d’avoir tout sous contrôle.

    Jiwoon
    Qu’est-ce qu’il te prend ? C’est juste une fois, c’est pas grave. On se verra à la prochaine pause ou entre les cours. Tu n’es pas loin.

    Julia
    Oui, mais ce n’est pas la même chose.
    De toute façon, il faut bien que je l’aide pour qu’on puisse faire notre année sans encombre.

    Je laisse mon téléphone de côté, un léger malaise s’installe en moi. Julia a toujours cette façon de vouloir me tenir à distance de tout ce qui me semble nouveau, de tout ce qui échappe à son contrôle. Mais je sais que ce n’est pas vraiment ça qui me dérange. C’est plutôt ce que je ressens quand elle parle de Baek. Comme si elle n’arrivait pas à accepter que j’aie une forme de lien avec quelqu’un d’autre, quelqu’un qu’elle n’a pas encore appris à connaître.

    Je regarde le téléphone une dernière fois avant de poser les yeux sur l’écran de mon ordinateur. Ce qui m’a vraiment frappé aujourd’hui, ce sont ses yeux. Gris clair, presque translucides, comme s’il pouvait tout lire dans les autres sans rien révéler de lui-même. Ce regard, à la fois distant et incroyablement attentif, me hante. Ses cheveux qui tombent en cascade sur son cou, presque indifférents à l’agitation autour de lui. Pourquoi est-ce qu’il me trouble autant ? Il y a quelque chose dans sa manière de se tenir, de se taire, qui me fait presque me sentir… Vulnérable.

    Je ferme les yeux, m’éloignant un instant de mes pensées. D’un geste mécanique, je vais dans la salle de bain, mon corps m’avertissant que la journée touche à sa fin, mais mon esprit est ailleurs, encore suspendu à l’idée de ce projet avec Baek. Une tension subtile s’est installée, une envie presque irrationnelle de mieux comprendre ce qu’il y a derrière son calme.

    Alors que je me regarde dans le miroir, je me demande pourquoi il a pris une place aussi importante dans mon esprit. La sensation est inexplicable, presque irréelle, comme si j’étais à la frontière de découvrir quelque chose que je n’avais pas anticipé.

    Je m’habille rapidement et retourne à mon bureau, laissant mon téléphone vibrer une fois de plus. Ce n’est plus une question de simple travail. Ce n’est plus juste un projet de fin d’année. Il y a quelque chose de plus là-dedans, et je ne peux pas m’empêcher de vouloir le découvrir.

    — Message —

    Julia
    Je peux passer ? Vu que je devais faire la soirée avec Line, je passe avant.

    Jiwoon
    Oui, viens. C’est chez toi aussi.

    Julia
    J’arrive, laisse-moi une place dans le lit.

    Je rigole en lisant son message, un sourire amusé et familier se dessinant sur mes lèvres. Julia, toujours aussi directe, toujours prête à faire une entrée remarquée. Je finis de m’habiller, attrapant rapidement un t-shirt et un jean. Je me tiens devant le miroir, mes cheveux encore humides de la douche, un peu éparse. Je passe la serviette sur ma tête pour les sécher un peu, tout en attendant qu’elle arrive. J’ai ce genre de sourire qu’on a quand on attend quelqu’un de proche, une sorte de calme léger qui flotte dans l’air. Julia, c’est comme une vieille amie qui connaît toutes mes failles, tous mes petits défauts, et pourtant, c’est avec elle que je me sens parfois le plus moi-même.

    La porte s’ouvre enfin et je la vois apparaître. Sa silhouette, familière, presque rassurante, entre dans la pièce. Je n’ai même pas le temps de dire quoi que ce soit qu’elle est déjà là, proche, et nos regards se croisent. C’est un regard complice, mais aussi un peu plus doux qu’il ne devrait l’être, comme une affection presque enfouie mais palpable. Avant même que je puisse l’accueillir d’une manière quelconque, je la prends dans mes bras et l’embrasse sur le front. Un geste naturel, presque fraternel, mais je sens une chaleur étrange, quelque chose qui pulse sous ma peau. Elle rit, un rire léger et intime qui me fait sourire à mon tour. J’aime ces moments où la réalité semble s’adoucir, où tout paraît plus simple.

    — Tu veux faire quoi ? Lui demande-je, ma voix presque teintée de curiosité. Ce n’est pas qu’il y ait une raison particulière, mais je me dis que peut-être ce soir, il y a quelque chose d’encore plus simple qu’un simple « passer du temps ensemble ». Peut-être qu’il y a quelque chose dans l’air, quelque chose de plus… Peut-être que je m’imagine des choses.

    — Je voulais juste passer. Elle s’avance alors, sans détour, sans hésitation. Ses mains effleurent mon torse, un geste léger mais marquant. Ça me prend au dépourvu. Un frisson parcourt ma peau, et je la regarde dans les yeux, un peu perdu, un peu touché par sa douceur inattendue.

    Je prends sa main dans la mienne, lui donnant un léger baiser sur le dessus de la main, une habitude que j’ai d’elle, de nous, de la tendresse qu’on partage. Et puis, dans ce mouvement presque réflexe, je la prends dans mes bras. Je la serre contre moi, un geste naturel, mais cette fois quelque chose se réveille. Un instant suspendu. Je sens ses bras autour de moi, et c’est comme si le monde autour de nous devenait flou. Son rire résonne dans la pièce, une petite étincelle d’amusement dans une situation qui me laisse à la fois à l’aise et un peu troublé.

    Elle me retire doucement de l’étreinte, et je sens mon corps réagir de manière imprévisible. C’est ce genre de moments où mon esprit voudrait prendre un pas en arrière, mais mon corps, lui, décide de réagir autrement. Je deviens plus conscient de la proximité, de la chaleur qui émane d’elle, et quelque chose dans ma tête se met à tourner en rond. La gaule, bien sûr. Et je suis gêné.

    Je la regarde, un peu mortifié, réalisant qu’elle a dû sentir ma réaction. 

    — Désolée, murmurais-je, un peu perdu dans mes pensées, mes mots hésitants alors que je cherche à me reprendre. Je pourrais prétendre que ce n’est rien, mais dans l’instant, il y a cette embarras partagé entre nous. Une sensation presque palpable. Mais il y a quelque chose de léger dans la situation, quelque chose de confortable, même si cette gêne se fait sentir. Parce qu’au fond, Julia me connaît. Elle sait qu’il n’y a pas vraiment de mal, juste un moment qui glisse sur nos vies sans vraiment se poser.

    Je sens mon cœur battre plus fort, un peu de tension s’ajoutant à la situation, mais je lui adresse un sourire, essayant de dédramatiser. Parce qu’après tout, c’est Julia. Et avec elle, tout est plus simple.


    ・.ʚ Voilà la fin du chapitre ɞ .・

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