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    Yiwon descendit au café plus tôt que d’habitude le lendemain matin. Il avait réussi à grappiller quelques heures de sommeil à l’aube, après avoir passé la nuit à préparer le dossier de Nikolaï.

    « Vous êtes matinal,  » remarqua Mme Ivana en déposant du pain et du thé pour le petit-déjeuner.

    Yiwon hocha la tête. « J’ai quelques affaires à régler, et je serai occupé cet après-midi avec l’affaire de M. Kouznetsov. »

    « Des affaires ? Oh… Des affaires,  » reprit-elle avec un regard entendu.

    Yiwon acquiesca lentement. Ça ne servait à rien de lui cacher la vérité. Ivana savait pourquoi il était venu jusqu’en Russie. « J’ai enfin retrouvé quelqu’un à qui ma mère louait un logement autrefois. Je vais aller vérifier l’adresse. »

    Ivana se concentra à nouveau sur son pain. « J’espère que tu trouveras quelque chose, cette fois. »

    Yiwon lui adressa un sourire un peu las. « Moi aussi. »

    Ils mangèrent ensuite en silence, chacun perdu dans ses pensées. Cela faisait plus de trente ans. Yiwon savait, au fond, qu’il allait encore une fois tomber sur une impasse. Tout ce qu’il avait, c’était un prénom partagé par des milliers de personnes. Les chances étaient infimes. Et pourtant, il n’arrivait pas à abandonner l’idée que peut-être, juste peut-être, un miracle pourrait se produire.

    Sachant qu’il risquait d’être déçu s’il laissait l’espoir prendre trop de place, il concentra toute son attention sur le fait de mâcher lentement sa tranche de pain sec.


    Le bureau du conseiller municipal se trouvait dans un immeuble tout neuf, situé dans un quartier huppé de la ville. Le nom du district, à lui seul, évoquait le pouvoir — celui du conseiller encore davantage. Trouver quelqu’un en Russie qui n’avait jamais entendu parler de lui relèverait de l’exploit. Zhdanov détenait une influence considérable — financière, politique, et tout ce qu’il y avait entre les deux.

    Mais il ne serait rien sans l’homme qui l’avait hissé au sommet.

    « Alors,  » commença le conseiller avec un enthousiasme feint, « y a-t-il du nouveau ? D’après Urikh, tout se déroule comme prévu. »

    Sa désinvolture forcée trahissait ses véritables intentions.

    À la place d’une réponse, Ceaser se contenta de garder son cigare entre les lèvres, tirant lentement dessus. La lumière diffuse du matin baignait le bureau à travers les larges baies vitrées, projetant de longues ombres sur ses richelieus sur mesure, impeccablement cirés.

    Cela faisait déjà vingt minutes que Ceaser était installé dans le bureau, sans avoir prononcé un seul mot. Il n’avait même pas prévu d’assister à cette réunion, mais Zhdanov avait insisté, et Ceaser tenait à manifester très clairement son mécontentement d’avoir été convoqué sans raison valable.

    Zhdanov passa l’heure entière qu’il fallut au cigare de Ceaser pour se consumer à tenter désespérément d’engager la conversation.

    « Je dois beaucoup à Sasha,  » glissa-t-il à un moment donné. « On pourrait même dire que nous avons été mutuellement essentiels à nos réussites respectives. »

    La référence à son père ne passa pas inaperçue, mais Ceaser ne jugea pas nécessaire de relever une remarque aussi hors de propos.

    Zhdanov devenait de plus en plus nerveux à mesure que les minutes passaient, mais il n’avait aucun levier pour redresser la situation. On ne pouvait ni acheter ni menacer Ceaser — toute la Russie savait que le contrarier signifiait finir dans un fossé dans l’heure. Il lui faudrait donc faire preuve de prudence et se plier aux caprices du Czar s’il espérait obtenir quoi que ce soit.

    « Je suis certain que Sasha vous dirait que je suis un homme de parole. Je suis convaincu que cette transaction en vaudra la peine, alors j’apprécierais votre soutien. »

    Mais même cette requête directe ne provoqua aucune réaction chez Ceaser, toujours aussi impassible.

    Submergé par l’angoisse, Zhdanov finit par lâcher, exaspéré :

    « Allons, Czar — vous n’allez pas m’ignorer indéfiniment. J’ai besoin d’une réponse, je ne vais pas poireauter ici toute la journée. »

    Sa remarque ne fit que pousser Ceaser à porter son cigare à ses lèvres et à expirer un long nuage de fumée. La façon sinistre dont celui-ci se propagea dans l’air glaça Zhdanov jusqu’aux os. Quand la fumée se dissipa enfin, Ceaser tourna enfin son regard vers lui, le visage fermé et indéchiffrable.

    « Je suis un homme occupé, conseiller Zhdanov — or, vous semblez m’ayez fait venir simplement pour assister à une crise de nerfs. »

    « Je vous demande pardon ? »

    Le ton arrogant de cette réplique fit monter la colère de Zhdanov d’un cran, mais Ceaser reprit la parole avant qu’il n’ait le temps d’exploser.

    « Si cette mission vous dépasse, vous n’auriez jamais dû l’accepter. On ne sollicite pas de faveurs quand on est sûr de soi. N’est-ce pas ? »

    « O-oui, mais…  » Zhdanov hésita avant d’ajouter :

    « Je vous présente mes excuses. J’ai laissé mes insécurités prendre le dessus. Il y a eu un développement imprévu qui complique les choses, mais je sais que cela ne posera aucun problème pour vous. »

    « Ah. L’avocat. » fit Ceaser en portant son cigare à sa bouche d’un geste nonchalant.


    L’ascenseur émit un ding pour annoncer son arrivée. Yiwon leva les yeux alors que les portes s’ouvraient, dévoilant un intérieur étonnamment impeccable et spacieux. Ce bâtiment tout neuf, avec son ascenseur ultramoderne, n’avait rien à voir avec la vieille maison délabrée qu’il partageait avec Mme Ivana.

    Tenant fermement une grande enveloppe kraft scellée, Yiwon monta et appuya sur le bouton de son étage. Tandis que la cabine s’élevait, il observa son reflet dans les parois métalliques, froides et stériles. Son costume et sa coiffure étaient impeccables. Il le fallait — encore plus quand il s’agissait d’un rendez-vous avec une figure aussi influente de la ville.

    Yiwon avait passé plusieurs jours à étudier cette affaire avec Nikolai. La plupart du temps, ce dernier ne faisait que répéter qu’on lui volait l’œuvre de toute sa vie : son usine. Les documents utilisés pour revendiquer sa propriété ? De grossières contrefaçons. Une affaire qui, en théorie, aurait dû être réglée en un clin d’œil.

    Mais évidemment, rien n’est jamais aussi simple. Il fallait forcément qu’une personne puissante tire les ficelles pour qu’un dossier aussi bancal tienne debout. Quelqu’un avec assez d’influence pour que tout le monde ferme les yeux.

    Et ce quelqu’un n’était autre que Georg Zhdanov — ancien agent du KGB, aujourd’hui conseiller municipal. Avec ses ressources illimitées et son vaste réseau, la corruption de Zhdanov s’étendait partout. Il était clair qu’il pouvait faire passer des faux contrats mal faits — qui allait l’en empêcher ? Yiwon n’avait aucune illusion : ils ne gagneraient probablement pas. Mais l’injustice flagrante de cette affaire le poussait à aider Nikolai à se battre jusqu’au bout.

    Un nouveau ding résonna, et les portes s’ouvrirent de nouveau. Une opulence stérile accueillit Yiwon dans le couloir. Il ne se donna même pas la peine de dissimuler son mépris devant le clinquant des lieux — il était évident que toute cette richesse venait de magouilles.

    En le voyant approcher, la secrétaire du conseiller se leva aussitôt.

    « Bonjour, monsieur. Avez-vous un rendez-vous ? »

    « Non, mais je suis venu voir le conseiller Zhdanov. J’ai quelques affaires à régler avec lui. En personne. »

    Un léger coup à la porte attira l’attention de Zhdanov. Sa secrétaire se pencha dans l’embrasure, visiblement mal à l’aise.

    « Je suis vraiment désolée, monsieur, mais quelqu’un souhaite vous voir…  »

    « Me voir ? »

    Elle se décomposa un peu plus. « Euh… Eh bien…  »

    Une voix assurée s’éleva soudainement derrière elle :

    « Toutes mes excuses, conseiller. J’étais pourtant persuadé que chaque citoyen avait le droit de s’adresser à son représentant élu. »

    Un homme la dépassa tranquillement et entra dans le bureau.

    « Vous n’allez tout de même pas repousser l’un de vos administrés ? »

    Une expression contrariée passa brièvement sur le visage de Zhdanov avant qu’il ne retrouve un masque neutre.

    Yiwon lui offrit son sourire le plus charmant.

    « Je suis vraiment navré d’entrer ainsi sans prévenir, mais je tenais à ce que vous receviez ceci au plus vite… Ah. »

    Son assurance vacilla.

    Il y avait quelqu’un d’autre dans la pièce — un homme, nonchalamment installé sur un canapé, baigné par le soleil de l’après-midi. Ses cheveux blonds luisaient comme de l’argent à la lumière.

    Il avait une jambe croisée sur l’autre, un cigare aux lèvres. Il fixait Yiwon.

    Ses iris gris, à moitié dissimulés sous un regard perçant et étroit, ne laissaient aucun doute : Yiwon l’avait déjà vu. Il ignorait son nom, mais impossible d’oublier un tel visage. Ce regard de loup — un prédateur surgissant de la taïga sibérienne — était exactement le même que lors de leur première rencontre accidentelle. Et cette sensation glaciale d’être traqué ne l’avait pas quitté non plus.

    Les secondes s’étirèrent dans un silence étouffant. C’est Yiwon qui rompit enfin le sortilège :

    « Je vois que je dérange. Je vais simplement vous remettre ceci et me retirer. »

    Sa voix grave et mélodieuse fendit le silence avec assurance. Il feignit l’indifférence face à ce regard de fauve posé sur lui, redressa même les épaules et s’approcha du bureau de Zhdanov avec un sourire éclatant.

    « Voici, Monsieur le Conseiller,  » dit-il en tendant l’enveloppe kraft.

    « N’ayant reçu aucune réponse de votre part, j’ai pris la liberté d’engager moi-même la procédure judiciaire. Ceci » — il sortit un premier document de l’enveloppe et le posa devant Zhdanov — « est la convocation officielle. Et ceci » — un deuxième document — « l’ordonnance de cessation d’activité. »

    Il ne faisait aucun doute que Zhdanov mettait toute son énergie à garder un visage impassible. Mais le regard noir qu’il lançait trahissait sa fureur. Loin de s’en sentir intimidé, Yiwon fut revigoré par la facilité avec laquelle il avait réussi à l’énerver — et son sourire s’élargit encore, dans l’espoir d’agacer un peu plus ce salaud.

    Zhdanov, lui, savait qu’on se moquait de lui. Sa mâchoire se contracta sous la colère.

    « Tu crois pouvoir jouer dans la cour des grands, petit avocat ? »

    La tentative d’intimidation fit à peine hausser un sourcil à Yiwon, qui répondit avec une joie manifeste :

    « Allons, allons — un homme aussi éminent que vous, Monsieur Zhdanov, doit forcément avoir une meilleure lecture du dossier que le pauvre petit juriste que je suis. Cela signifie simplement que nous perdrons moins de temps à démêler cette affaire, n’est-ce pas ? »

    Une veine pulsa sur le front du conseiller, et Yiwon se félicita intérieurement. Il devrait faire surveiller sa tension.
    Cela dit, il se fichait bien que Zhdanov finisse par faire un AVC — ce serait juste embêtant d’avoir à patienter que ça se règle.

    Convaincu d’avoir fait passer son message, Yiwon fit un pas pour partir. Mais à peine avait-il tourné la tête qu’il fut à nouveau arrêté par la vision de ces longues jambes croisées avec une élégance aristocratique, de cette fumée de cigare… Et de ce regard d’argent qui le transperçait.

    Yiwon avait délibérément concentré toute son attention sur le fait de provoquer Zhdanov. Il n’avait donc pas remarqué le regard de prédateur qui suivait chacun de ses gestes depuis qu’il avait franchi le seuil du bureau.

    Mais à présent, il n’avait plus aucune excuse pour ignorer l’étrange invité du conseiller. L’homme le détaillait avec une intensité brûlante, impossible à ignorer. Il n’y avait plus moyen de faire semblant : Yiwon ne pouvait pas prétendre qu’il n’avait pas failli lui rentrer dedans en pleine rue, ni espérer qu’un sourire contrit suffirait à effacer cet incident. Le regard de l’homme, déjà plissé, lui indiquait clairement qu’il se souvenait de lui — et qu’il savait que Yiwon l’avait reconnu.

    Il aurait pu s’en aller. Rien ne l’en empêchait, en réalité.

    Mais avant même que l’idée n’ait fini de lui traverser l’esprit, il s’élança dans une présentation impeccable, sortant une carte de visite de la poche intérieure de sa veste.

    « Je ne crois pas que nous ayons été présentés. Je m’appelle Yiwon. Jeong Yiwon. Je pense que vous avez déjà deviné ma profession. »

    Il tendit sa carte avec un sourire léger.

    « Enchanté. »

    Il avait volontairement choisi de ne pas évoquer leur précédente rencontre. Après tout, ils n’avaient échangé qu’une poignée de secondes, et il n’était même pas certain que l’autre s’en souvienne. En revanche, ce dont il était certain, c’est qu’il voulait connaître l’identité d’un homme capable de s’asseoir tranquillement dans le bureau de Zhdanov, impassible face à une intrusion aussi directe, et qui l’observait maintenant comme un faucon en chasse.

    La seule hypothèse plausible était que cet homme appartenait à la pègre qui soutenait l’ascension de Zhdanov. Et Yiwon n’avait aucun doute là-dessus. En Russie, argent et pouvoir allaient rarement sans liens mafieux. Reste à savoir à quel syndicat du crime il appartenait et quel en était son rôle.

    Alors, Yiwon resta immobile, bien décidé à ne pas partir tant que l’homme ne se serait pas présenté.

    « Ceaser », dit simplement l’homme en tendant sa propre carte.

    Un nom intrigant. Yiwon laissa courir son regard sur la carte, se demandant si Ceaser n’était pas d’origine étrangère. Mais un rapide coup d’œil à son visage balaya aussitôt cette idée : il était russe. Sans aucun doute.

    Yiwon attendit, pensant que Ceaser allait peut-être ajouter quelque chose. Mais non. Le cigare déjà revenu entre ses lèvres, il le fixait toujours avec ce regard impérieux, à travers les volutes de fumée.

    Plutôt que de se vexer, Yiwon choisit une sortie élégante. Il s’inclina brièvement devant Ceaser, puis devant Zhdanov, et quitta le bureau. La porte se referma dans un claquement feutré, les laissant seuls.

    À peine deux secondes de silence s’étaient écoulées que Zhdanov explosa, lançant l’enveloppe kraft à travers la pièce dans un accès de rage.

    « Vous avez vu ça ? ! Voilà ce dont je parlais ! Vous croyez que j’avais envie de faire appel à vous ? ! Vous m’écoutez, oui ou merde ? ! Putain, Ceaser ! Si vous ne faites rien, ce petit con va tout foutre en l’air ! »

    Il avait crié le prénom de Ceaser avant même de s’en rendre compte. Heureusement, ce dernier ne sembla pas relever l’écart. De toute façon, il n’écoutait généralement qu’à moitié les élucubrations de Zhdanov — quand il les écoutait. Il avait, très clairement, mieux à faire.

    Zhdanov se racla la gorge et reprit, d’un ton plus posé :

    « Écoutez, Tsar. Ce type va poser problème, c’est évident. On devrait s’en occuper maintenant, avant que ça dégénère. »

    Mais même cette tentative de dialogue plus calme ne provoqua aucune réaction. Ceaser resta silencieux jusqu’à ce qu’il tire une dernière bouffée de son cigare, les yeux toujours rivés sur la porte par laquelle Yiwon avait disparu.

    Et alors seulement, dans un souffle distrait mêlé à la fumée, il murmura :

    « On verra. »


    Yiwon, lui, sortit du bureau en ligne droite vers les toilettes au fond du couloir. Elles aussi flambant neuves et luxueuses — à l’image du reste du bâtiment — mais il s’en moquait bien. Il retroussa ses manches et s’aspergea le visage d’eau froide jusqu’à retrouver un semblant de calme.

    Lorsqu’il releva la tête, il croisa son reflet dans le miroir. Une lueur presque hystérique brillait dans ses yeux, bien plus vive qu’à l’accoutumée.

    Il expira longuement par la bouche et roula les épaules. Alors qu’il tendait la main vers un essuie-mains en papier, il s’arrêta net.

    Sa peau était couverte de chair de poule.

    C’est là qu’il admit enfin ce qu’il refusait de reconnaître depuis son entrée dans le bureau.

    Ceaser lui faisait peur.

    Un nouveau frisson le parcourut, plus profond cette fois. Quelque chose dans leur échange avait ébranlé ses repères. Et il n’arrivait pas à mettre le doigt sur quoi, ni pourquoi.

    Il saisit rapidement une feuille de papier et s’essuya le visage. Puis, levant de nouveau les yeux vers son reflet, il remarqua à quel point il était pâle. Un pli soucieux se forma entre ses sourcils.

    « Ce n’est pas bon du tout. »


    ・.ʚ Voilà la fin du chapitre ɞ .・

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