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    Durant les quelques jours qui suivirent, Wei WuXian réalisa qu’il avait peut-être fait une petite erreur…

    Cette mule était atrocement difficile… Alors qu’elle n’était qu’une mule ! Elle ne voulait manger que de l’herbe fraîche perlée de rosée et refusait tout ce qui était un tantinet jauni. Le foin qu’il avait chipé au détour d’une ferme rien que pour elle ? Aussitôt mâchouillé, aussitôt recraché, dans un « pfft » de dégoût si explicite qu’un humain n’aurait pas fait mieux ! Et encore s’il n’y avait que ça ! Elle freinait sans cesse des quatre fers, ruait dès qu’il s’efforçait de la faire avancer — ratant d’un cheveu de le tuer au passage — et ses braiments étaient un véritable supplice ! Bref, elle ne valait rien, ni comme monture ni comme animal de compagnie ! Inévitablement, tout cela lui rappelait combien son épée* lui manquait et que celle-ci avait sûrement atterri au mur d’une grande secte, exhibée comme trophée de guerre…

    En dépit d’un voyage bien périlleux, il réussit à atteindre un vaste champ à proximité d’un village, où un grand arbre des pagodes*, niché entre les rizières, offrait un asile de fraîcheur sous le soleil de plomb. Sous son épais feuillage émeraude, un vieux puits, autour duquel les villageois avaient laissé quelques souches et un seau, attendait les voyageurs. Évidemment, il n’en fallait pas plus pour que la bête s’y précipite et refuse mordicus de reprendre la route.

    « Tu as vraiment des goûts de luxe,  » lui lança-t-il en lui claquant la croupe après avoir sauté de son dos. « Tu es tellement plus difficile que moi ! »

    Pour toute réponse, l’âne lui éternua à la face.

    Contrainte d’attendre, Wei WuXian s’occupa comme il pouvait jusqu’à ce qu’un groupe au loin attire son attention. Avec leurs paniers sur le dos, leurs vêtements en lin et leurs sandales de paille aux pieds, ils incarnaient la simplicité rustique. Parmi ces hommes, il remarqua une jeune fille plutôt jolie, dont le visage rond trahissait la fatigue, ainsi qu’un besoin évident de boire et de se reposer après ce qui avait dû être une longue marche sous le soleil brûlant.

    Cependant, la vue d’une mule turbulente attachée à un arbre et celle d’un bouffon ébouriffé et toujours peinturluré semblèrent la pétrifier. Sa réticence à s’approcher davantage était manifeste, alors Wei WuXian, sous prétexte d’aller taquiner la bourrique, décida de lui céder la place. Après tout, il s’était toujours considéré comme un homme galant envers la gent féminine.

    Rassuré par son attitude inoffensive, le groupe s’avança enfin, trempé de sueur et les joues rougies par l’effort. Certains s’éventaient, d’autres cherchaient désespérément de l’eau, tandis que la jeune fille alla s’asseoir près du puits. Elle adressa un sourire timide à Wei WuXian, comme si elle avait deviné qu’il s’était volontairement mis en retrait pour la mettre à l’aise.

    C’est alors qu’il remarqua un homme tenant dans ses mains un objet étrange ressemblant à une boussole. Le regard de ce dernier passa brièvement à l’horizon avant de revenir à l’instrument avec perplexité.

    « Bizarre. Nous sommes quasiment au pied du Mont Dafan*. Pourquoi l’aiguille ne bouge-t-elle pas ? »

    L’objet en question n’était pas une boussole ordinaire. Si une aiguille en ornait bien la surface, elle ne désignait pas les points cardinaux. À la place, des motifs étranges et des caractères inhabituels laissaient entendre qu’il s’agissait d’une Rose Fengxie, un artefact conçu pour détecter les fluctuations de yin, caractéristiques des créatures et esprits malveillants. Wei WuXian comprit aussitôt que ce groupe appartenait à un modeste clan de cultivateurs indépendants.

    Contrairement aux prestigieuses sectes ayant le luxe de discuter de sujets aussi futiles que la blancheur de la neige ou la beauté d’un jour de printemps, la cultivation comprenait également des clans rustiques comme celui-ci, cultivant le Dao* par leurs propres moyens. Ces petits clans n’avaient ni ancêtres légendaires à glorifier, ni la richesse nécessaire pour briller. Pour eux, gagner du respect et grimper dans l’échelle sociale passait par des actions d’éclat, comme exorciser des créatures malveillantes ou des esprits destructeurs.

    Un homme d’âge mûr, probablement le chef du groupe au vu de sa posture et de son autorité naturelle, encouragea les autres à boire un peu avant de répondre :

    « Ta boussole doit être cassée. Je t’en trouverai une neuve plus tard. Le Mont Dafan est à moins de quinze kilomètres, autrement dit nous n’avons pas beaucoup de temps pour nous reposer. Le voyage a été difficile, mais si nous nous arrêtons maintenant et prenons du retard, les autres arriveront avant nous et nous aurons fait tout cela pour rien. »

    Comme Wei WuXian l’avait supposé, ces cultivateurs étaient ici pour une chasse nocturne. Ce type de chasse, consistant à traquer et exorciser des êtres malfaisants, était une activité prisée des cultivateurs cherchant à se faire un nom. Parce que ces créatures apparaissaient généralement à la tombée de la nuit, ces expéditions étaient appelées des chasses nocturnes. Dans le vaste océan de clans et de sectes, seuls quelques privilégiés pouvaient se targuer d’une renommée naturelle grâce à leurs ancêtres. Pour les autres, la capture d’un esprit puissant ou d’un monstre destructeur était souvent le seul moyen d’obtenir la reconnaissance.

    Cela tombait bien, car ce genre d’activité était justement la spécialité de Wei WuXian. Du moins, cela l’avait été avant que ses exploits ne deviennent une légende oubliée. Jusqu’à présent, les quelques tombes qu’il avait explorées en chemin ne recelaient que des esprits mineurs, inutiles à ses objectifs. Il lui fallait un esprit d’une puissance exceptionnelle, capable de tenir tête à ses adversaires.

    La chasse nocturne sur le Mont Dafan semblait être l’opportunité parfaite. Si la chance lui souriait enfin et qu’il trouvait une créature digne de ce nom, il s’assurerait de l’utiliser à bon escient.

    Après s’être brièvement reposés, les cultivateurs reprirent leurs affaires et levèrent le camp. La jeune fille, au visage rond et souriant, suivit le mouvement, mais avant de partir, elle sortit une pomme à moitié mûre de son panier et la lui tendit : « Tenez, c’est pour vous. »

    Un grand sourire illumina les lèvres de Wei WuXian, mais au moment où il se saisissait du fruit, la mule leva brusquement la tête et planta ses dents dedans ! Surpris, il confisqua rapidement ce qu’il en restait, tout en remarquant que l’animal semblait saliver avec envie devant lui. Une idée lui vint alors à l’esprit.

    Il récupéra un bâton et du fil de pêche, attacha ce qu’il restait de la pomme à l’extrémité et la suspendit devant le museau de la bourrique. Humant le parfum sucré sans pouvoir atteindre le fruit, la mule redressa le col et se mit à galoper, dans l’espoir futile de l’attraper. Elle courait si vite qu’elle surpassait les meilleurs chevaux que Wei WuXian avait jamais vus ! Quelques instants plus tard, il n’y avait plus qu’un nuage de poussière derrière eux.

    Grâce à ce stratagème, Wei WuXian arriva au pied du Mont Dafan avant la tombée de la nuit. Une fois sur place, il réalisa que son nom n’avait rien à voir avec du riz, comme il l’avait cru par erreur. De loin, la montagne ressemblait à un Bouddha rebondi et bienveillant. Pas étonnant que la ville installée à ses pieds porte le nom de Fojiao*.

    À sa grande surprise, la petite ville grouillait de cultivateurs. Bien plus nombreux qu’il ne l’avait imaginé, ils formaient une marée humaine bigarrée. Sommités et cultivateurs modestes se croisaient dans un tourbillon d’uniformes aux couleurs éclatantes, presque aveuglantes. Cela ressemblait à un parterre de fleurs, mais l’atmosphère n’avait rien de joyeux : tous semblaient préoccupés.

    Personne ne prêta attention à lui, malgré son maquillage ridicule. En débouchant sur la rue principale, il repéra un groupe d’hommes au milieu de la foule, occupés à débattre d’un ton de plus en plus vif.

    « … Je pense qu’il n’y a jamais eu de créatures mangeuses d’âmes ou d’esprits malveillants dans la région, déclara l’un d’eux. C’est pour ça que la Rose Fengxie ne montre rien. »

    « Dans ce cas, comment expliquer que sept personnes aient déjà perdu leur âme ? Ce n’est pas comme si elles avaient toutes contracté une maladie aussi étrange, hein ? Moi, je n’ai personnellement jamais entendu parler d’une telle maladie ! »

    « Mais, même si la boussole ne détecte rien, est-ce que cela signifie vraiment qu’il n’y a rien ? Elle ne donne qu’une direction approximative, de toute façon, on ne peut pas se fier entièrement à elle. Qui sait ? Quelque chose interfère peut-être avec l’aiguille. »

    « Vous n’êtes pas sans savoir qui est l’inventeur de la Rose Fengxie, n’est-ce pas ? Je n’ai jamais entendu dire que quoi que ce soit puisse brouiller son fonctionnement. »

    « Qu’est-ce que vous insinuez avec vos questions ? Il va sans dire que je sais que c’est Wei Ying* qui l’a inventée, mais cela ne veut pas dire qu’elle est infaillible. Depuis quand n’a-t-on plus le droit de remettre en question ses créations ? »

    « Je n’ai jamais dit que vous ne pouviez pas remettre en question ses inventions, et encore moins qu’elles étaient parfaites. Alors, inutile de monter sur vos grands chevaux, votre excellence ! »

    Perché sur sa mule, Wei WuXian passa à côté d’eux en riant à gorge déployée. Même après toutes ces années, il semblait être au cœur des conversations des cultivateurs, toujours aussi controversé. Ah, décidément, « beaucoup de bruit pour Wei » aurait pu devenir un adage célèbre. Qui, sinon lui, aurait pu être un sujet aussi persistant dans le monde de la Cultivation ? S’il existait un sondage sur la figure la plus mémorable, Wei WuXian arriverait sans doute en tête à chaque fois.

    Cela dit, ce cultivateur n’avait pas tort concernant les Roses Fengxie. Ces boussoles étaient issues de son prototype, et leur précision laissait effectivement à désirer. Il travaillait encore à les améliorer lorsque son repaire avait été détruit. Si on lui avait laissé le temps, personne n’aurait eu à se contenter de cette version primitive.

    Mais, pour revenir à leur discussion, il savait bien que les créatures se nourrissant de chair et de sang – comme les rôdeurs – étaient au bas de la chaîne alimentaire. Seuls les monstres ou esprits de haut rang avaient la capacité de consommer des âmes. Or, cette fois, sept âmes avaient été dévorées en un laps de temps très court. Ce n’était pas une mince affaire, et cela justifiait pleinement la présence d’autant de cultivateurs. Puisque la proie était d’un niveau exceptionnel, il n’était pas étonnant que les boussoles soient troublées.

    Wei WuXian tira sur les rênes et descendit de sa monture. Tenant devant sa bouche la pomme qu’il avait agitée sous les yeux de sa mule tout au long du trajet, il déclara : « Une seule bouchée. Juste une… Hé ! Tu allais presque me croquer la main ! »

    Il en sauva deux morceaux pour lui et fourra le reste dans la gueule de l’animal. Alors qu’il se demandait comment il en était arrivé à partager une pomme avec un âne, quelqu’un le heurta brusquement dans le dos. Il se retourna pour découvrir une jeune fille qui semblait inconsciente de sa présence. Ses lèvres figées en un léger sourire, ses yeux hagards restaient rivés au loin, comme si elle ne le voyait pas.

    Intrigué, Wei WuXian suivit son regard et trouva l’épais et sombre sommet du Mont Dafan. Puis, soudainement, l’attitude de la jeune fille changea du tout au tout : elle se mit à danser de manière sauvage et désordonnée, comme une bête dévoilant crocs et griffes. Fasciné, il l’observa jusqu’à ce qu’une femme accoure vers elle, robes retroussées pour ne pas trébucher.

    « A-Yan ! » s’écria-t-elle en enlaçant la danseuse. « Viens, rentrons ! Rentrons ! »

    Mais A-Yan, habitée d’une obsession terrifiante, repoussa sa bienfaitrice de toutes ses forces. Tout en continuant son chemin, elle gardait un sourire inébranlable sur ses lèvres. En pleurs, la femme n’eut d’autre choix que de la poursuivre dans la rue.

    « Par les cloches des Enfers… » murmura un marchand ambulant en marge de la scène. « L’A-Yan du forgeron Zheng s’est encore échappée. »

    « Ça doit être horrible pour sa mère, » reprit un autre. « A-Yan, son mari, son propre époux… Il n’y en a plus un seul en état… »

    Intrigué, Wei WuXian se mit à déambuler dans les rues, tendant l’oreille. Peu à peu, les différents commérages lui permirent de reconstituer une bien étrange série d’événements.

    Sur le mont Dafan se trouvait un vieux cimetière où les habitants de Fojiao avaient coutume d’enterrer leurs défunts. Parfois, ils allouaient également un emplacement et une stèle aux morts non réclamés. Quelques mois plus tôt, par une sombre nuit d’orages, le vent et la pluie avaient causé un glissement de terrain, emportant une partie du cimetière. De nombreuses vieilles tombes furent détruites, exposant cercueils et cadavres aux éléments. La foudre acheva de pulvériser et de carboniser les restes.

    Extrêmement perturbés, les habitants de Fojiao organisèrent plusieurs bénédictions avant de reconstruire le cimetière, persuadés que cela suffirait. Pourtant, à partir de cet instant, des villageois commencèrent à perdre leur âme.

    La première victime fut un tire-au-flanc* notoire. Il passait ses journées à se balader en montagne pour chasser des oiseaux. Ce soir-là, pris dans le glissement de terrain, il avait eu plus de peur que de mal et était rentré indemne le lendemain. À la surprise générale, il se maria quelques jours plus tard dans un mariage en grande pompe. Il proclama qu’il comptait désormais mener une vie respectable. Mais le soir même de ses noces, ivre, il se coucha et ne se réveilla plus jamais.

    Sa jeune épouse, inquiète de ne pas le voir bouger, tenta de le réveiller, mais lorsqu’elle le secoua, elle découvrit avec horreur son corps froid et son regard vide. Bien qu’il respirât encore, il ressemblait à un mort. Pendant plusieurs jours, il resta ainsi, sans manger ni boire, avant d’être finalement enterré. La jeune mariée devint veuve en une nuit.

    La deuxième victime fut A-Yan, la fille du forgeron Zheng. Deux jours après ses fiançailles, son futur époux fut dévoré par des loups lors d’une chasse en montagne. Le choc plongea la jeune fille dans le même état que le tire-au-flanc. Elle retrouva miraculeusement conscience, mais son esprit avait sombré dans la folie. Depuis, elle passait ses journées à danser dans les rues, un sourire effrayant figé sur son visage.

    La troisième victime fut le forgeron Zheng lui-même, le père d’A-Yan.

    En tout, on dénombrait sept personnes ayant perdu leur âme.

    Wei WuXian, pensif, se dit : Très probablement, la créature dévoreuse d’âmes est un esprit, pas un yao*.

    Les deux étaient bien différents, bien que les conséquences soient identiques. Un esprit était un fantôme, tandis qu’un yao était une bête. Le glissement de terrain a probablement libéré un esprit en détruisant une tombe ancienne. La foudre a dû briser un cercueil, et un être intangible a été arraché à son repos.

    Pour valider cette hypothèse, un simple examen du cercueil et des talismans apposés dessus aurait suffi. Cependant, les villageois avaient déjà remis en terre les cercueils calcinés et les restes des morts. Il ne doit plus rester beaucoup de preuves à examiner…

    Que cela ne tienne ! Wei WuXian remonta sur sa mule et prit le sentier sinueux à la sortie du bourg afin d’en avoir le cœur net.

    Alors qu’il grimpait tranquillement vers le sommet, il tomba nez à nez avec un groupe de cultivateurs faisant le chemin inverse, la mine déconfite et balafrée. Leurs chamailleries et le crépuscule n’aidant pas, ils sursautèrent violemment devant sa face de pendu juchée sur un âne. Tout en l’injuriant, ils le contournèrent et poursuivirent leur descente d’un pas pressé. Wei WuXian les suivit du regard quelques instants. Se pouvait-il que la proie ait été si puissante qu’ils n’aient eu d’autre choix que d’abandonner et de rentrer les mains vides ? Ruminant la question, il éperonna les flancs de la bourrique et accéléra l’allure en direction du Mont Dafan.

    Malheureusement, cette décision lui valut de rater les complaintes des cultivateurs…

    « Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi insensé ! »

    « Pourquoi le zongzhu d’un clan aussi important se battrait-il avec nous pour un esprit mangeur d’âme ? Il a dû en tuer des tonnes quand il était jeune ! »

    « Qu’est-ce qu’on y peut ? Ce n’est pas comme si on pouvait le congédier. S’il y a un clan que l’on ne doit pas se mettre à dos, c’est bien le clan Jiang. La seule chose qu’il nous reste à faire, c’est d’accepter notre sort, remballer nos affaires et tourner les talons ! »


    ・.ʚ Voilà la fin de cette première partie du chapitre 3 ɞ .・




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