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    Le campus originel de l’UniversitĂ© de de la citĂ© des Dragons avait Ă©tĂ© construit Ă  l’époque de la RĂ©publique de Chine* et portait le poids d’un siĂšcle d’histoire. Partout oĂč l’on posait les yeux, de vieux arbres majestueux formaient une voĂ»te dense qui obscurcissait presque entiĂšrement le ciel. Les bĂątiments universitaires, dissimulĂ©s sous cette canopĂ©e, dataient de l’époque des concessions europĂ©ennes* : ils paraissaient anciens, presque abandonnĂ©s. Seuls les bĂątiments administratifs prĂšs de l’entrĂ©e ouest avaient Ă©tĂ© Ă©rigĂ©s rĂ©cemment. Hauts et modernes, ils juraient affreusement avec l’atmosphĂšre du campus, comme une vilaine verrue au beau milieu d’un tableau ancien.

    DĂšs qu’ils mirent les pieds dans le nouvel immeuble administratif, Zhao Yunlan sentit sa paupiĂšre tressaillir malgrĂ© lui. Le bĂątiment comptait dix-huit* Ă©tages.

    Autrefois, certains promoteurs immobiliers Ă©vitaient d’utiliser le chiffre dix-huit pour numĂ©roter les Ă©tages rĂ©sidentiels. Mais avec la flambĂ©e des prix de l’immobilier et l’explosion du marchĂ©, plus personne ne se souciait de ce genre de superstition.

    Un courant d’air froid et Ă©trange s’engouffra soudain devant eux. Sans doute la climatisation. PerchĂ© sur l’épaule de Zhao Yunlan, Daqing frissonna et planta fermement ses griffes dans la chemise de son maĂźtre.

    Une fois dans l’ascenseur, Shen Wei dit :

    « La carte Ă©tudiante indiquait qu’elle Ă©tait au dĂ©partement de mathĂ©matiques. Leur bureau est au dernier Ă©tage. » Il appuya sur le bouton du dix-huitiĂšme Ă©tage.

    Sans prévenir, Zhao Yunlan demanda :

    «  Shen-laoshi, vous n’ĂȘtes pas curieux de ce qui s’est passé  ? La plupart des gens se poseraient quelques questions en se retrouvant mĂȘlĂ©s Ă  une affaire pareille.  »

    Shen Wei inclina lĂ©gĂšrement la tĂȘte.

    « La victime est ce qui importe. Je ne fais que vous aider dans votre enquĂȘte. Le reste
 Ce qui compte, c’est que vous soyez au courant. Que je le sois ou non n’a aucune importance. »

    Zhao Yunlan caressa machinalement le dos du chat en glissant ses doigts dans la fourrure noire.

    « C’est rare de voir des citoyens aussi coopĂ©ratifs, de nos jours. Daqing ne se laisse jamais approcher par des inconnus, mais il vous a tout de suite adoptĂ©. »

    Shen Wei esquissa un sourire discret. Il parlait avec une parcimonie remarquable, comme si chaque syllabe avait de la valeur.

    « N’importe qui aurait fait la mĂȘme chose. »

    À ce moment prĂ©cis, alors que l’ascenseur atteignait le quatriĂšme* Ă©tage, il se mit soudain Ă  trembler avant de s’arrĂȘter brutalement. Les lumiĂšres vacillĂšrent deux fois, sans doute Ă  cause d’un mauvais cĂąblage. PaniquĂ©, Guo Changcheng leva les yeux vers Zhao Yunlan, mais ce dernier ne sembla pas rĂ©agir ; il ne cilla mĂȘme pas alors qu’il observait Shen Wei avec une concentration silencieuse.

    Une voix d’homme se fit entendre, faible et lointaine, à travers l’interphone :

    « Shen-laoshi, que faites-vous au dix-huitiÚme étage ? »

    Le visage de Shen Wei resta impassible.

    « Une Ă©tudiante du dĂ©partement de mathĂ©matiques a eu un accident. Ces deux personnes sont de la police. Je les accompagne pour qu’ils puissent mieux comprendre la situation. »

    « Ah. » L’interlocuteur sembla mettre un moment Ă  digĂ©rer l’information. Puis, avec un ton las et traĂźnant, il reprit :
    « TrÚs bien. Faites attention à vous. »

    À peine eut-il terminĂ© que tout redevint normal. Les lumiĂšres se stabilisĂšrent, et l’ascenseur repartit dans un grincement, comme si rien ne s’était produit.

    « Vous avez eu peur ? » demanda Shen Wei, se tournant vers Guo Changcheng tout en Ă©vitant soigneusement le regard de Zhao Yunlan. « C’était sans doute le gardien de sĂ©curitĂ©. Le semestre dernier, un Ă©tudiant s’est suicidĂ© en sautant du toit. Depuis, quand une personne extĂ©rieure au dĂ©partement de maths veut accĂ©der au dernier Ă©tage, le gardien arrĂȘte l’ascenseur pour poser quelques questions. Une mesure de prĂ©vention, en somme. »

    Guo Changcheng expira longuement, visiblement mal à l’aise. Zhao Yunlan, lui, jeta un regard pensif à l’interphone.

    L’ascenseur poursuivit sa montĂ©e, toujours dans un vacarme secouant la cabine. À l’arrivĂ©e, le dix-huitiĂšme Ă©tage Ă©tait d’un calme sinistre, dĂ©sertĂ© jusqu’au moindre moustique ou lĂ©zard.

    Zhao Yunlan Ă©ternua plusieurs fois d’affilĂ©e.

    Shen Wei s’arrĂȘta aussitĂŽt.

    « Inspecteur Zhao, vous ĂȘtes enrhumé ? »

    Il y avait dans sa posture une sorte de droiture pleine de sollicitude. Le simple fait de le regarder Ă©tait agrĂ©able et presque apaisant, si bien qu’il semblait impossible de le soupçonner de quoi que ce soit.

    Se frottant le nez, Zhao Yunlan répondit :

    « Non, non. C’est juste que j’ai mis un pied dans ce couloir et j’ai senti l’odeur funeste des devoirs de maths. J’en suis allergique, vous savez ? »

    Shen Wei esquissa un sourire poli, les yeux plissés.

    « Ne riez pas,  » ajouta Zhao Yunlan, faussement grave. « Ce n’est pas que j’ai peur qu’on se moque de moi, hein. Mais quand j’étais Ă©lĂšve, les profs Ă©taient mes pires ennemis. Mon prof principal avait mĂȘme prĂ©dit que je finirais voyou. Jamais personne n’aurait cru que je deviendrais flic. Et quand je l’ai recroisĂ© Ă  l’anniversaire de l’école, tout fier, devinez ce qu’il m’a dit ? »

    « Quoi donc ? » demanda Shen Wei sans lever les yeux, concentrĂ© sur le chemin devant lui. Pourtant, son profil attentif donnait l’impression qu’il Ă©coutait avec un rĂ©el intĂ©rĂȘt.

    Zhao Yunlan lança, pince-sans-rire :

    « Ce vieux sceptique m’a regardĂ© et m’a dit : « Tu crois que je me suis trompĂ©, Zhao-tongxue ? Regarde-toi maintenant : un voyou en uniforme. » »

    Zhao Yunlan avait l’habitude de gĂ©rer toutes sortes de personnalitĂ©s. Bavard et rusĂ©, il savait dĂ©tendre l’atmosphĂšre avec aisance. Tandis que le trio avançait, lui et Shen Wei poursuivirent leur Ă©change, tout en se jaugeant discrĂštement. Leurs pas rĂ©sonnaient contre les murs vides.

    Mais sous le son de leurs voix et les Ă©clats lĂ©gers de leur conversation, un autre bruit se faisait entendre : le pas feutrĂ© d’une quatriĂšme personne.

    Des pas discrets glissaient sur le sol, comme si quelqu’un chaussĂ© de souliers de tissu, Ă  la maniĂšre des personnes ĂągĂ©es, les suivait dans l’ombre.


    Le bĂątiment administratif avait Ă©tĂ© construit en hauteur, dans un style de tour. Comme souvent avec ce genre d’édifices, un ascenseur trĂŽnait en son centre, entourĂ© d’un couloir circulaire Ă  chaque Ă©tage.

    Guo Changcheng ne put s’empĂȘcher de remarquer que la montre de Zhao Yunlan changeait silencieusement de maniĂšre Ă©trange. Une couleur se rĂ©pandait depuis son centre, lĂ  oĂč les aiguilles se rejoignaient : une tache cramoisie, plus sombre que le vermillon* mais plus claire qu’un rubis, se diffusait sur le cadran en formant des ondulations, comme des cercles Ă  la surface de l’eau. Ce phĂ©nomĂšne donnait Ă  la montre de Zhao Yunlan l’allure d’une Ɠuvre d’art prĂ©cieuse. Les maillons mĂ©talliques enserrant son poignet mince et pĂąle accentuaient cette impression d’élĂ©gance un peu irrĂ©elle.

    Guo Changcheng hĂ©sita. Puis d’une petite voix, il dit :

    « Directeur
 Directeur Zhao, votre montre  »

    « Quoi ? Elle devient rouge ? » répondit Zhao Yunlan, qui marchait devant, en se retournant avec son habituel sourire en coin. « Tu sais pourquoi ? »

    Guo Changcheng secoua la tĂȘte, sincĂšrement perdu.

    Toujours souriant, Zhao Yunlan rĂ©pondit : « Les esprits violents aiment le rouge. Le feng shui de ce bĂątiment est trĂšs mauvais. Il pourrait y avoir quelque chose de malsain cachĂ© ici et lĂ . C’est peut-ĂȘtre ce que reflĂšte ma montre. »

    Guo Changcheng pĂąlit et jeta un regard instinctif Ă  la montre. Cette fois, le verre lui renvoya une image : celle d’une vieille femme, de corpulence moyenne, un peu ronde, habillĂ©e entiĂšrement de noir
 Et qui le fixait sans la moindre expression !

    Il s’arrĂȘta net.

    Mais Zhao Yunlan Ă©clata de rire, comme s’il n’avait rien vu. Il tourna un petit bouton sur le cĂŽtĂ© de la montre, et un nuage de brume jaillit Ă  l’intĂ©rieur, dissipant en un instant toute trace de rouge. Lorsqu’il la regarda Ă  nouveau, il n’y avait plus qu’une simple montre pour homme, au design des plus banals. Aucun reflet inquiĂ©tant, ni vieille dame fantomatique.

    « Tu n’as jamais vu ces boules sous les anciennes souris d’ordinateur qui changent de couleur ? C’est le mĂȘme principe. Ce gamin
 Il est tellement crĂ©dule, on peut lui faire gober n’importe quoi. » Puis, brusquement, Zhao Yunlan cessa de plaisanter et se tourna vers Shen Wei. « Shen-laoshi est un intellectuel, athĂ©e convaincu. Je parie que vous ne croyez pas aux fantĂŽmes, pas vrai ? »

    « Comme dit le proverbe : « MĂȘme le plus Ă©rudit des savants ne parle pas de ce qu’il ne connaĂźt pas. » Personne ne peut affirmer avec certitude si les fantĂŽmes existent ou non. Pour ma part, je pense que s’ils existent, alors ils existent. S’ils n’existent pas, alors ils n’existent pas. Il n’est pas nĂ©cessaire d’aller chercher plus loin. « Consulter les esprits et les dieux plutĂŽt que le peuple » Ă©tait une habitude des souverains incompĂ©tents. Si dĂ©jĂ  les vivants ne parviennent pas Ă  rĂ©soudre leurs problĂšmes, perdre du temps Ă  s’interroger sur l’existence des fantĂŽmes ou des dieux est une absurditĂ©. »

    Son discours Ă©tait trĂšs acadĂ©mique, mais ses rĂ©ponses restaient volontairement floues. Voyant qu’il n’obtiendrait rien de plus, Zhao Yunlan esquissa un sourire et changea de sujet comme si de rien n’était.

    « Shen-laoshi, vous enseignez les sciences humaines ? »

    « Mm. J’enseigne la langue et quelques cours optionnels en lettres. »

    « Ah, je comprends mieux. Vous savez, un ami Ă  moi, dans l’immobilier, m’a dit que ce type de structure en tour ne se construisait presque plus pour les immeubles rĂ©sidentiels. Aujourd’hui, on ne retrouve ça que dans les bĂątiments de bureaux commerciaux, ceux qui dĂ©passent les cent mĂštres de hauteur. En plus d’ĂȘtre difficiles Ă  nettoyer, ils ne laissent pas entrer la lumiĂšre naturelle et sont donc peu agrĂ©ables Ă  vivre. Je suppose que c’est ça, un mauvais feng shui. »

    Zhao Yunlan sortit son paquet de cigarettes de la poche de sa veste et le secoua lĂ©gĂšrement. « Au fait — on peut fumer ici ? Ça ne vous dĂ©range pas ? »

    Shen Wei fit non de la tĂȘte. Zhao Yunlan ouvrit le paquet d’un geste habile, une main dans la poche, et attrapa une cigarette avec les lĂšvres. Les yeux baissĂ©s, il l’alluma. Quelques secondes plus tard, il recracha une volute de fumĂ©e blanche avec la nonchalance d’un fumeur expĂ©rimentĂ©.

    Shen Wei semblait avoir dĂ©cidĂ© de ne pas trop parler, mais cette fois, c’en fut trop. Il fronça lĂ©gĂšrement les sourcils : « Fumer et boire sont mauvais pour la santĂ©. Et l’inspecteur Zhao est encore jeune. Il vaudrait mieux y aller doucement. »

    Zhao Yunlan se contenta de sourire, sans rĂ©pondre. Son expression Ă©tait dissimulĂ©e derriĂšre la fumĂ©e. De la cendre tomba du bout de sa cigarette ; volontairement ou non, une partie atterrit sur l’ombre de Shen Wei. Le regard de Zhao Yunlan balaya le sol, puis il repoussa lentement la fumĂ©e vers lui.

    « Dans notre mĂ©tier, on ne sait plus toujours si on vit de jour ou de nuit. C’est un peu honteux Ă  dire, mais ça facilite la prise de mauvaises habitudes. »

    Shen Wei sembla vouloir ajouter quelque chose, mais se ravisa au dernier moment. Lorsqu’il parla de nouveau, ce fut pour changer de sujet :

    « Il n’y a pas beaucoup de dĂ©partements sur l’ancien campus, donc peu de personnel. Sur les dix-huit Ă©tages de ce bĂątiment, seuls les bureaux orientĂ©s au sud sont occupĂ©s. La plupart des piĂšces sont vides. Tournez ici, vous arriverez Ă  destination. »


    La moisissure et la mousse aiment proliférer dans les coins vides et déserts
 Mais elles ne sont pas les seules.

    Allez savoir pourquoi, les couloirs en boucle de ce bĂątiment n’avaient pas d’angles arrondis : Ă  la place, chaque tournant formait un angle sec et abrupt — un Ă©norme tabou en feng shui. Superstitions mises Ă  part, c’était franchement dĂ©stabilisant : Ă  chaque coin, la vue Ă©tait totalement obstruĂ©e, et si deux personnes venaient Ă  s’y croiser en sens inverse, elles risquaient fort de se rentrer dedans.

    Shen Wei ouvrait la marche, Zhao Yunlan le suivait de prĂšs avec le chat dans les bras, et Guo Changcheng fermait la marche. Alors qu’ils approchaient d’un virage, ce dernier fut soudain pris d’un pressentiment terrifiant, comme si quelque chose allait surgir de l’ombre. Il n’écoutait plus un mot de la conversation, les yeux rivĂ©s sur l’angle du couloir. LĂ -bas, une lumiĂšre diffuse passait Ă  travers une fenĂȘtre entrouverte selon un angle Ă©trange, projetant sur le sol une ombre quadrillĂ©e qui tranchait nettement lumiĂšre et obscuritĂ©.

    C’est Ă  la lisiĂšre de cette ombre que Guo Changcheng vit quelque chose bouger — comme si quelqu’un Ă©tait tapi lĂ , osant Ă  peine sortir la tĂȘte de sa cachette. Puis
 Une forme apparut, semblable Ă  une main !

    Les doigts de cette ombre s’écartĂšrent brusquement et se ruĂšrent fĂ©rocement vers les pieds de Shen Wei.

    Shen Wei n’eut pas l’air de remarquer, mais Zhao Yunlan lui attrapa le bras et le tira un demi-pas en arriùre.

    « Ah oui, j’y pense tout Ă  coup,  » dit Zhao Yunlan en tapotant de la cendre de cigarette dans l’ombre. Celle-ci se rĂ©tracta aussitĂŽt, comme brĂ»lĂ©e. « On a Ă©tĂ© appelĂ©s en urgence sur cette affaire, et j’ai complĂštement oubliĂ© de discuter avec le recteur — ou son assistant — des modalitĂ©s de coopĂ©ration de l’universitĂ©. Est-ce que vous pourriez nous aider Ă  le contacter ? »

    Shen Wei se tourna alors vers lui. Le coin de ses yeux s’étirait doucement en une ligne fine et Ă©lĂ©gante, telle une touche de pinceau posĂ©e avec dĂ©licatesse. Le regard qu’il lança par-dessus ses lunettes avait quelque chose de troublant, presque envoĂ»tant.

    On aurait dit qu’il sortait tout droit d’un conte surnaturel, celui d’un Ă©rudit dont le charme avait conquis le cƓur d’un fantĂŽme fĂ©minin qui, pleine de passion, avait fini par l’immortaliser dans une peinture. MĂȘme si le modĂšle semblait clair comme la lune et lisse comme le jade, son image n’en restait pas moins marquĂ©e par l’aura pĂ©cheresse de l’artiste.

    Mais Shen Wei baissa les yeux en souriant avec retenue. Ce charme sombre s’était dĂ©jĂ  Ă©vaporĂ©.

    « Vous avez raison. Je ne peux pas vraiment vous ĂȘtre utile ici, je risquerais mĂȘme de gĂȘner. Les bureaux cĂŽtĂ© sud appartiennent tous au dĂ©partement de mathĂ©matiques. Vous pouvez entrer et vous renseigner directement. Je vais parler au recteur. »

    « Merci. » Zhao Yunlan sortit la main de sa poche pour lui serrer la main en souriant. AprĂšs quelques adieux banals, il fit signe Ă  Guo Changcheng de le suivre et entra d’un pas dĂ©cidĂ© dans la zone des bureaux, son stagiaire sur les talons.

    Sans savoir pourquoi, Guo Changcheng se retourna aprĂšs quelques pas.

    Shen Wei n’avait pas bougĂ© d’un centimĂštre. Il avait retirĂ© ses lunettes et les essuyait machinalement avec le coin de sa chemise. Dans le couloir sombre, son ombre s’étirait longuement sur le sol, solitaire, mĂ©lancolique. Ses yeux, qui avaient Ă©vitĂ© Zhao Yunlan avec tant d’insistance, Ă©taient maintenant braquĂ©s dans son dos.

    Il y avait dans ce regard une profondeur obscure, un mĂ©lange de dĂ©sir contenu et d’affection presque palpable
 Mais aussi une douleur immense, accablante.

    Guo Changcheng eut soudain l’impression que cet homme Ă©tait restĂ© lĂ  Ă  attendre pendant des milliers d’annĂ©es.

    Shen Wei suivit Zhao Yunlan du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse au coin du couloir, puis il sembla remarquer que Guo Changcheng l’observait.

    Un sourire poli effleura les lĂšvres du professeur. Il remit calmement ses lunettes, comme pour revĂȘtir un masque d’indiffĂ©rence. Il hocha la tĂȘte vers Guo Changcheng, puis disparut dans l’ascenseur, comme si tout ce que ce dernier venait de voir n’était qu’un malentendu, nĂ© de l’imagination d’un jeune stagiaire angoissĂ©.

    « Directeur Zhao, cet homme, il  »

    « Tu n’as pas encore compris qu’on n’était pas du tout au dĂ©partement de mathĂ©matiques ? » l’interrompit Zhao Yunlan. Il tendit la main pour essuyer la poussiĂšre sur le rebord d’une fenĂȘtre et la frotta distraitement entre ses doigts.

    « On s’est fait balader. Tu crois que c’est un hasard ? Ou que ce Shen-laoshi l’a fait exprĂšs ? »

    C’est peut-ĂȘtre parce que Zhao Yunlan avait l’air jeune, ou parce que son attitude avait Ă©tĂ© chaleureuse et dĂ©tendue jusque-lĂ , que Guo Changcheng osa poser la question :

    « Mais alors, pourquoi l’avoir laissĂ© partir ? Si c’est lui qui nous a amenĂ©s ici intentionnellement, pourquoi
  »

    Zhao Yunlan, une main tenant sa cigarette, l’autre enfoncĂ©e dans sa poche, se retourna pour le fixer Ă  travers un nuage de fumĂ©e. Guo Changcheng se tut aussitĂŽt.

    « C’est un simple humain — j’ai vĂ©rifiĂ©. Tu es nouveau, alors c’est normal que tu ne comprennes pas encore tout. On t’apprendra au fur et Ă  mesure. » La voix de Zhao Yunlan baissa d’un ton. « Ici, on a Ă  peu prĂšs les mĂȘmes pouvoirs que les autres services. MĂȘme sans preuves, on peut interroger quelqu’un, demander sa coopĂ©ration, le soupçonner ou mĂȘme le placer en garde Ă  vue pour l’emmener. Mais il y a une rĂšgle qui prime sur tout le reste : nous n’avons absolument pas le droit d’impliquer un humain ordinaire dans une situation dangereuse. Si quelque chose devait lui arriver, les consĂ©quences seraient dĂ©sastreuses. »

    Son ton n’était pas sec, au contraire — il parlait avec beaucoup de douceur. Et pourtant, dans la fraĂźcheur oppressante du couloir, Guo Changcheng en frissonna.

    Zhao Yunlan s’était dĂ©jĂ  dĂ©tournĂ©.

    « Tu dois t’en douter, les affaires qui nous tombent dessus ne passent pas souvent par les voies judiciaires classiques. Dans certaines situations, on a mĂȘme le droit de rĂ©gler les choses sur place, sans procĂšs. C’est un pouvoir dangereux, et c’est pour ça qu’on a des rĂšgles strictes. Tu sais quelle est la premiĂšre ? »

    Guo Changcheng secoua lentement la tĂȘte, puis se rendit compte que Zhao Yunlan lui tournait le dos et ne l’avait pas vu. Il rougit de plus belle.

    « Qu’il s’agisse d’un humain ou d’un fantĂŽme, sans preuve formelle, tu dois partir du principe qu’il est innocent. » Zhao Yunlan, comme s’il avait des yeux dans le dos, avait rĂ©pondu Ă  sa propre question. Il tapota les fesses du chat noir. « Et toi, gros dĂ©bile, c’était quoi ce comportement tout Ă  l’heure ? On aurait dit un chien qui quĂ©mandait des caresses ! »

    Le chat lui flanqua un coup de patte indignĂ© et sauta de ses bras pour s’installer fiĂšrement devant eux.

    « Je trouve juste qu’il y a quelque chose d’étrange chez ce Shen-laoshi. Je ne saurais pas dire quoi, mais ĂȘtre prĂšs de lui me met trĂšs Ă  l’aise. »

    « Tu te sens aussi trĂšs Ă  l’aise avec les fantĂŽmes errants, et tu adores cacher du poisson sĂ©chĂ© dans les cavernes oĂč on a trouvĂ© des cadavres,  » rĂ©pliqua Zhao Yunlan, glacĂ©.

    « Tu vois trĂšs bien ce que je veux dire, sale crĂ©tin d’humain,  » rĂ©pondit le chat avec mĂ©pris, sa queue fouettant l’air.

    Guo Changcheng, lui, ne savait absolument pas quoi dire.


    Le couloir s’assombrissait Ă  mesure qu’ils avançaient, comme s’ils s’étaient engagĂ©s dans un tunnel sans fin. Zhao Yunlan sortit son briquet. Un clic retentit, et une petite flamme jaillit, vacillante, dĂ©chirant silencieusement une minuscule brĂšche dans l’obscuritĂ© oppressante. Son sourire avait disparu. À la lueur du feu, son visage paraissait blafard, presque maladif, marquĂ© par une fatigue Ă©vidente. Pourtant, son regard restait d’une intensitĂ© perçante, plus sombre encore que les tĂ©nĂšbres environnantes. Une odeur de dĂ©composition s’éleva du fond du couloir. Guo Changcheng ne put s’empĂȘcher de se couvrir le nez.

    « Je dĂ©teste ces couloirs circulaires, » dit Zhao Yunlan Ă  voix basse. « Je dĂ©teste tout ce qui tourne en rond — la vie, la mort, encore et encore, sans fin. »

    Ces mots tendirent les nerfs de Guo Changcheng au point de les faire craquer. Puis un craquement retentit — un bruit sec qui Ă©voquait le mĂ©canisme d’une arme qu’on arme dans une sĂ©rie tĂ©lĂ©. Avant mĂȘme qu’il ne puisse rĂ©agir, il sentit comme un souffle glacĂ© lui effleurer la nuque. Il sursauta.

    « Écarte-toi, » dit calmement Zhao Yunlan, comme s’il tenait une assiette de raviolis brĂ»lants et qu’il demandait Ă  quelqu’un de se pousser.

    Guo Changcheng s’était dĂ©jĂ  jetĂ© au sol, manquant de peu de se faire dessus. Un coup de feu retentit dans l’obscuritĂ©, suivi d’un cri perçant venu de derriĂšre lui. Si Guo avait eu des poils, ils se seraient hĂ©rissĂ©s plus violemment encore que ceux de Daqing quand on lui touche les fesses. Son cƓur battait Ă  tout rompre, tambourinant dans sa poitrine comme s’il allait exploser. Il avait l’impression d’avoir frĂŽlĂ© la crise cardiaque.

    Assis au sol, en vrac, il jeta un coup d’Ɠil derriĂšre lui. La faible lueur du briquet de Zhao Yunlan rĂ©vĂ©lait une ombre sur le mur, de la taille d’un enfant de cinq ou six ans. À premiĂšre vue, on aurait dit une tache d’encre. En son centre, lĂ  oĂč se serait trouvĂ© le torse, un impact de balle. Une mare de rouge s’en Ă©talait, comme si elle saignait vraiment.

    « Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda Guo Changcheng, la voix tellement aiguĂ« qu’il ne se reconnaissait mĂȘme pas.

    « Juste une ombre. Pas de quoi paniquer. » Zhao Yunlan tendit la main et frotta l’ombre noire. La substance Ă©carlate s’effrita sous ses doigts, comme de la vieille peinture humide.

    « L’ombre de
 Quoi ? »

    Zhao Yunlan marqua une pause, puis tourna la tĂȘte Ă  moitiĂ© avec un sourire Ă©trange. Guo Changcheng eut l’impression que son Ăąme Ă©tait happĂ©e par les yeux d’un noir terrifiant de l’autre homme. Et d’un murmure glaçant, Zhao Yunlan rĂ©pondit :

    « Tu sais, parfois, une personne peut avoir plus d’une ombre. »

    Sans un mot, Guo Changcheng s’effondra contre le mur, glissant comme une nouille molle.

    Zhao Yunlan resta interdit.

    « C’est de ta faute. » La queue de Daqing se dressa droite comme un piquet tandis qu’il tournait autour du corps inerte de Guo Changcheng. Ce pauvre petit stagiaire ajoutait l’évanouissement Ă  sa routine quotidienne. Le chat secoua sa queue avec agacement. « À quoi ça sert de lui faire peur au point qu’il perde connaissance ? »

    « Ce n’était pas volontaire. » Zhao Yunlan donna un petit coup de pied Ă  Guo Changcheng. Le stagiaire glissa un peu plus contre sa jambe, toujours aucune rĂ©action. « Qui aurait cru que ce type fonctionnait Ă  l’activation sonore ? Juste trois phrases et il s’évanouit ? Je pensais qu’au pire, il se ferait pipi dessus, c’est tout. »

    Daqing garda un silence trÚs éloquent.

    « Comme ça, je peux lui verser sa prime en couches pour adultes. » Zhao Yunlan se pencha, puis souleva Guo Changcheng et le jeta sur son Ă©paule, comme un sac de pommes de terre qui ballottait Ă  chaque pas. Il avançait d’un pas vif, mais sa voix Ă©tait acide. « Dis-moi un peu, c’est le neveu de qui, ce mec, pour qu’on me le colle sous le nez ? Quelle plaie. »

    « Apparemment, un haut responsable récemment arrivé au ministÚre est son oncle, » répondit Daqing.

    Zhao Yunlan, sans expression : « Quelqu’un qui vient juste d’arriver ? Il sait pas que le DĂ©partement des EnquĂȘtes SpĂ©ciales n’est pas subordonnĂ© au ministĂšre de la SĂ©curitĂ© publique ? Il veut que son neveu ait l’honneur de mourir en service, ou quoi ? »

    Daqing miaula. « Et pourquoi t’as rien dit quand l’ordre est tombé ? Ça sert Ă  quoi de te plaindre maintenant, lĂšche-bottes ? »

    « Qu’est-ce que ça peut faire si je lĂšche des bottes ? Ce qui compte, c’est de ne pas mourir de faim. » Zhao Yunlan Ă©crasa son mĂ©got de cigarette et tapa doucement la tĂȘte du chat. « Et vous autres, lĂ , qui passez vos journĂ©es Ă  faire semblant d’ĂȘtre au-dessus de tout, interrogez un peu votre conscience : vous croyez que vos postes, vos salaires, vos primes, vos jours fĂ©riĂ©s tranquilles et le droit de bosser sans que les autres services vous emmerdent, ça vient d’oĂč ? Vous croyez que ça tombe du ciel ? Faut bien que quelqu’un s’en occupe, non ? C’est quoi la honte ? Ça se mange ? C’est bon au moins ? »

    Daqing, qui avait lentement développé une silhouette bien nourrie grùce à ses croquettes importées, se tut.

    « Et puis, dĂšs qu’il a Ă©tĂ© affectĂ© ici, son nom est apparu dans l’Ordre de Protection des Âmes. Je pensais qu’il avait des pouvoirs spĂ©ciaux ! Comment j’aurais pu savoir que l’Ordre aussi Ă©tait influencĂ© par la politique ? Aussi pourri que moi, tiens. »

    Le chat noir Ă©coutait sans broncher, mais plaisanter sur l’Ordre de Protection des Âmes, c’était une ligne Ă  ne pas franchir.

    « Tu as assez dit de conneries comme ça ! »


    L’Ordre de la Protection des Âmes existait depuis l’AntiquitĂ©. Il servait Ă  gĂ©rer les affaires du Monde des Ombres dans le monde des vivants, Ă  faire le lien entre le yin et le yang*, et Ă  coordonner les Trois Royaumes*. Autrefois, il dĂ©pendait du Bureau ImpĂ©rial d’Histoire. AprĂšs la fondation de la RĂ©publique populaire de Chine, il passa sous l’autoritĂ© du MinistĂšre de la SĂ©curitĂ© publique. C’est Ă  ce moment-lĂ  que le DĂ©partement des EnquĂȘtes SpĂ©ciales fut créé.

    Le directeur actuel de ce dĂ©partement, Zhao Yunlan, Ă©tait Ă©galement le Gardien. Un Gardien aussi Ă  l’aise dans le Monde des Ombres que dans une salle de banquet. Il Ă©tait douĂ©, charmeur, capable de tenir l’alcool et de trinquer avec n’importe qui dans les Trois Royaumes. Manger, boire, courir les bordels, parier ou faire un spectacle — il excellait dans tout cela.

    Le vieux chat l’observait d’un air froid. Si Zhao Yunlan n’avait pas eu la « chance » douteuse d’hĂ©riter de l’Ordre de la Protection des Âmes, ces talents seuls lui auraient tout de mĂȘme assurĂ© un avenir brillant et prometteur.


    « Que s’est-il passĂ© dans le couloir tout Ă  l’heure ? » demanda Daqing, qui ne pouvait dĂ©cemment pas mordre la main qui le nourrissait et dut se contenter de changer de sujet en toussotant. « Pourquoi ta montre de ClartĂ© a-t-elle sonnĂ© comme ça ? »

    « Il y a quelque chose qui nous suit, » rĂ©pondit Zhao Yunlan. « Mais ça s’est enfui quand j’ai braquĂ© la lumiĂšre. Ce n’est probablement pas malveillant. »

    « Ce n’est pas le tueur ? »

    « Non. Tu crois que je ne suis pas capable de faire la diffĂ©rence entre un fantĂŽme fraĂźchement formĂ© et une entitĂ© d’une telle malveillance ? » Zhao Yunlan avançait dans le couloir en portant toujours Guo Changcheng. « Tu as vu l’empreinte de main Ă  cĂŽtĂ© du cadavre, pas vrai ? ‘Des os fins comme des allumettes, des doigts longs comme des fouets.’ Je ne peux pas encore dire exactement de quoi il s’agit, mais je sais que ce n’est pas humain. Et ce stagiaire, il est drĂŽlement lourd — il faut que je le pose quelque part. »

    Tout en parlant, Zhao Yunlan arriva Ă  un tournant et dĂ©posa Guo Changcheng. Il eut toutefois assez de conscience pour ne pas l’abandonner comme un dĂ©chet. Remontant son pantalon, il s’accroupit et sortit un petit flacon de sa poche. Il en versa le contenu en cercle autour de Guo Changcheng, se mordit le majeur, puis traça une goutte de sang entre les sourcils du jeune homme. DĂšs que le sang toucha sa peau, il fut immĂ©diatement absorbĂ©. Le teint du stagiaire reprit aussitĂŽt un peu de couleur.

    AprĂšs avoir terminĂ©, Zhao Yunlan lui donna une tape bien sentie sur la tĂȘte et marmonna :

    « Bon à rien. »

    « ArrĂȘte tes gamineries, Yunlan. Regarde ta montre. »

    Zhao Yunlan baissa les yeux juste Ă  temps pour voir le cadran de ClartĂ© virer de nouveau au rouge. Un miaulement strident Ă  ses pieds l’alerta, et il suivit le regard de Daqing.

    Une vieille femme, vĂȘtue de ses habits funĂ©raires, se tenait derriĂšre eux. Impossible de dire depuis combien de temps elle Ă©tait lĂ .

    DĂšs que leurs regards se croisĂšrent, elle fit demi-tour pour s’éloigner. Mais aprĂšs quelques pas, elle s’arrĂȘta, comme si elle voulait leur montrer le chemin.

    « C’est ça, le nouveau fantĂŽme dont tu parlais ? Un fantĂŽme tout neuf, en plein jour ? » Daqing allongea ses petites pattes et se lança Ă  sa poursuite en maugrĂ©ant : « Tu es aveugle ou quoi, espĂšce de pĂ©dé ? »

    Zhao Yunlan se précipita.

    « Va te faire foutre. Tu vois bien qu’elle ne peut pas parler. Tu vois bien qu’il lui reste encore un souffle de vie. Et tu vois bien qu’elle marche sur ses deux jambes, pas qu’elle flotte dans les airs ! Qui est l’aveugle ici, Gros Lourdaud ? »

    Toujours en train de se chamailler, ils prirent un virage sec. La vieille femme avait disparu. Ce qu’elle leur avait montrĂ©, c’était un escalier menant au toit.

    Daqing renifla, puis éternua.

    « Quel amas de ressentiment  »

    Zhao Yunlan se pencha pour le ramasser.

    « On dirait que c’est elle qui nous a amenĂ©s ici, pas Shen-laoshi. Peut-ĂȘtre qu’il n’a vraiment rien Ă  voir avec cette affaire. Allons voir. »

    Ils montĂšrent prudemment. Les marches semblaient molles sous leurs pieds, comme si elles n’étaient pas faites de ciment, mais de quelque chose de vivant — ou plutĂŽt, d’un tas de « choses vivantes » qui, depuis les ombres, tendaient leurs griffes vers tout ce qui osait pĂ©nĂ©trer sur leur territoire. Mais dĂšs qu’elles touchaient l’ourlet du pantalon de Zhao Yunlan, elles Ă©taient repoussĂ©es.

    « Toutes les Ă©coles ont un quota de suicides chaque annĂ©e. Tant que le chiffre ne dĂ©passe pas ce quota, ce n’est pas dramatique, » dĂ©clara Zhao Yunlan. « Mais j’ai entendu dire que l’UniversitĂ© de la CitĂ© du Dragon en avait eu beaucoup trop ces trois derniĂšres annĂ©es. La plupart des bĂątiments de l’ancien campus ne sont pas trĂšs hauts, donc mĂȘme en sautant, on peut encore s’en sortir. Mais les bĂątiments les plus rĂ©cents, eux, sont suffisamment Ă©levĂ©s pour garantir qu’on ne s’en relĂšve pas. Du coup, ils attirent les dĂ©sespĂ©rĂ©s. Les autres bĂątiments ne posent pas trop de souci, mais celui-ci
 C’est ici que convergent les tĂ©nĂšbres. L’intĂ©rieur est tout en angles, avec de grandes salles en L et des couloirs labyrinthiques. Une fois qu’une impuretĂ© y entre, elle ne peut plus repartir. En s’accumulant, tout cela crĂ©e un immense ressentiment. »

    Ils arrivĂšrent en haut des escaliers au moment oĂč ils finirent de se chamailler. La petite porte donnant accĂšs au toit Ă©tait verrouillĂ©e, seule une faible lueur filtrait Ă  travers. Zhao Yunlan sortit une carte de transport de sa poche, la glissa dans la serrure, et la tourna doucement. La porte en mĂ©tal, rouillĂ©e par le temps, s’ouvrit en grinçant. Il leva son briquet et s’engagea lentement.

    Le toit du dix-huitiĂšme Ă©tage offrait une vue parfaitement dĂ©gagĂ©e. D’un cĂŽtĂ© s’étendaient les espaces verts de l’universitĂ©, semblables Ă  une forĂȘt ancienne ; de l’autre, le flot ininterrompu de voitures et de passants sur l’avenue principale.

    Une silhouette féminine se tenait au bord du toit, le dos tourné vers eux.


    INTERIORIMAGES 5

    Zhao Yunlan ouvrit prudemment la bouche :

    « Hé  »

    À peine avait-il prononcĂ© ce mot que, sans aucun signe avant-coureur, la fille enjamba la rambarde et sauta.

    Par pur rĂ©flexe, Zhao Yunlan se jeta en avant pour l’attraper. Sa rĂ©action avait Ă©tĂ© rapide, digne des meilleurs. Il attrapa clairement le tissu de ses vĂȘtements
 Mais ses doigts le traversĂšrent comme s’il n’y avait rien. Elle disparut aussitĂŽt, comme une illusion.

    Le chat bondit à ses cÎtés, vif comme une balle de caoutchouc :

    « Qu’est-ce que c’était ? C’était humain ? »

    « Elle allait trop vite. » Zhao Yunlan frotta inconsciemment ses doigts ensemble. « Je n’ai pas eu le temps de distinguer si elle Ă©tait  »

    Zhao Yunlan Ă©tait nĂ© avec un troisiĂšme Ɠil. Depuis son enfance, il voyait les fantĂŽmes aussi clairement que les vivants. Mais cette fois, l’instant avait Ă©tĂ© trop bref pour qu’il puisse dĂ©terminer la nature de la fille. Avant que le chat n’ait le temps de rĂ©pliquer, des bruits de pas prĂ©cipitĂ©s rĂ©sonnĂšrent derriĂšre eux. Zhao Yunlan se retourna et reconnut la mĂȘme silhouette, tĂȘte baissĂ©e, qui remontait lentement vers le toit. Son visage restait flou, impossible Ă  dĂ©chiffrer.

    Cette fois encore, elle accĂ©lĂ©ra brusquement avant mĂȘme qu’il puisse prononcer un mot. Comme si elle voulait battre le monde Ă  la cantine, elle courut droit vers le bord du toit et sauta. Zhao Yunlan essaya de lui saisir l’épaule, mais le mĂȘme phĂ©nomĂšne se reproduisit. Sa main passa Ă  travers, et la fille disparut sans laisser de trace.

    Et puis, ce fut comme si se jeter dans le vide Ă©tait devenu Ă  la mode. Une fille, puis une autre, toutes avec un visage indistinct, surgirent et coururent se jeter dans le vide comme si elles devaient attraper les meilleures places au marchĂ©. Zhao Yunlan tenta de toutes les arrĂȘter, mais aucune n’était tangible. Des perles de sueur commencĂšrent Ă  perler sur son front.

    Au dĂ©but, Daqing se trouvait Ă  ses cĂŽtĂ©s Ă  chaque apparition. Mais aprĂšs la huitiĂšme, le chat s’assit Ă  l’écart. Sa queue balançait de gauche Ă  droite avec agacement, tel un pendule.

    « Laisse tomber. Ce sont soit des esprits errants, soit des fragments de conscience laissés par les ceux qui se sont suicidés ici. »

    Zhao Yunlan ignora le conseil. Il Ă©tait endurant sur de courtes distances et avait suivi un entraĂźnement martial de base. Taper sur deux ou trois voyous ne lui posait aucun problĂšme. Mais Ă  force de mauvaise hygiĂšne de vie et de manque d’exercice, il n’était pas en grande forme. AprĂšs quelques tentatives seulement, il haletait dĂ©jĂ .

    Le chat noir soupira.

    « On peut se faire avoir une fois, deux fois
 Mais huit fois ? Et tu ne peux toujours pas dire si elle est humaine ? »

    « Comment sais-tu que c’est la mĂȘme fille Ă  chaque fois ? Tu peux me prouver qu’il n’y a aucun humain ici Ă  part moi ? Tu peux garantir qu’au moment oĂč la prochaine surgira, nous serons encore dans le mĂȘme espace physique que l’instant d’avant ? Tu pourras dĂ©terminer si elle est humaine ou non au moment prĂ©cis oĂč elle apparaĂźtra ? Rappelle-toi la troisiĂšme rĂšgle : « Ne jamais supposer. » Tu l’as gobĂ©e avec tes croquettes, celle-là ? » lança Zhao Yunlan en lançant au chat un regard sĂ©vĂšre.

    Le chat noir, habituellement sarcastique et odieux, fit frĂ©tiller sa queue d’un air penaud.

    « Tu
 Tu me grondes ? » marmonna-t-il. « Ce vieux chat que tu as devant toi a vĂ©cu des millĂ©naires, et toi, tu oses me donner des leçons, sale gosse ? »

    Zhao Yunlan explosa :

    « Si tu ne la fermes pas, je t’enlĂšve tes croquettes ! »

    Daqing savait reconnaßtre quand il valait mieux se taire. Son ton changea immédiatement :

    « Miaou— »

    C’est alors qu’une neuviĂšme silhouette apparut. DĂšs que son visage devint visible, Zhao Yunlan s’écria :

    « Mademoiselle, attendez ! »

    Mais, comme toutes les autres, la fille ne réagit pas. Elle se précipita droit vers le vide, comme une flÚche tirée à toute vitesse.

    « Merde ! » Une fois de plus, Zhao Yunlan ne saisit que du vent. Il frappa violemment la rambarde glacée du toit.

    « Hmm  » Daqing s’approcha et posa ses deux pattes sur le rebord, reniflant avec attention. « En fait, ce que tu dis n’est pas idiot. Certains esprits errants, comme la vieille tante Xianglin* qui ressasse sans fin ses malheurs, rejouent leur mort encore et encore. Mais d’habitude, ils ne sont pas si pressĂ©s d’en finir. »

    « Alors qu’est-ce que c’est ? » demanda Zhao Yunlan.

    « De la rancune. » Daqing prit une expression grave — ce qui n’était pas une mince affaire avec une tĂȘte pareille.

    « Le suicide est un acte considĂ©rĂ© comme une rĂ©bellion contre le destin. TrĂšs souvent, les Ăąmes qui meurent de cette façon ne parviennent pas Ă  entrer dans le cycle de la rĂ©incarnation. Pire encore, certaines deviennent incomplĂštes en franchissant la frontiĂšre entre vie et mort, entre yin et yang. Elles errent alors dans le monde des vivants longtemps aprĂšs avoir oubliĂ© comment elles sont mortes
 Perdues, mĂȘme dans la mort. »

    « Les lieux chargĂ©s de rancune peuvent ĂȘtre oppressants, mais peuvent-ils vraiment faire du mal ? » demanda Zhao Yunlan. « Je n’ai jamais entendu parler d’un cas pareil. »

    Le chat marqua une pause.

    « Non, moi non plus. Mais la rancune provient d’ñmes incomplĂštes. Et « qui se ressemble s’assemble ». Une fois qu’elle a atteint un certain niveau, cette rancune peut se manifester physiquement. C’est pour ça que j’ai pensĂ© que cette fille Ă©tait une forme incarnĂ©e de rancune, issue de fragments d’ñmes torturĂ©es, dĂ©vorĂ©es. »

    « Et une forme physique comme celle-là peut faire quoi ? »

    « Pas grand-chose. La rancune n’est pas le mal. Ce n’est pas une force offensive. Les seuls Ă  pouvoir ĂȘtre trompĂ©s ou blessĂ©s par elle sont souvent ceux qui ont dĂ©jĂ  quelque chose Ă  se reprocher, » expliqua le chat.

    « Mais ces fantĂŽmes n’ont pas le pouvoir innĂ© de toucher le corps d’un vivant, encore moins de l’éventrer. Il n’y a rien Ă  enquĂȘter ici. Partons. »

    Zhao Yunlan hésita.

    Le chat noir soupira :

    « Quand tu devrais Ă©prouver un peu de honte, c’est comme si ce mot t’était Ă©tranger ; et quand tu devrais faire preuve de souplesse, tu t’entĂȘtes. L’Ordre des Gardiens d’Âme existe depuis des millĂ©naires. Depuis longtemps, ses rĂšglements ne sont plus que des mots vides couchĂ©s sur le papier. Pourquoi t’y accroches-tu encore ? »

    « Non, je pense encore que  » Zhao Yunlan s’interrompit. Une dixiĂšme fille s’avançait vers le toit.

    L’homme et le chat se figĂšrent en mĂȘme temps.

    Le regard de la fille glissa sur eux sans les voir. Lentement, elle se dirigea vers la rambarde. Comme les neuf prĂ©cĂ©dentes, elle grimpa brusquement dessus et sauta. Mais Zhao Yunlan, mĂ©fiant depuis son apparition, se jeta vers elle et l’attrapa Ă  la taille. Le poids soudain fit saillir les veines sur le dos de ses mains. Il avait bel et bien saisi un corps vivant, bien rĂ©el.

    Les yeux verts écarquillés de stupeur, le chat bondit sur la rambarde.

    La prise de Zhao Yunlan sur la fille Ă©tait prĂ©caire. Il ne pouvait pas forcer. Dans cette position, suspendu Ă  la force des bras, mĂȘme un enfant lui aurait paru lourd — alors une adulte
 Il avait coincĂ© une jambe entre les barres de la rambarde, tandis que tout le haut de son corps basculait dans le vide.

    Suspendue dans le vide, la fille sembla soudain reprendre conscience. Poussant un cri strident, elle se débattit violemment par réflexe. Zhao Yunlan ne put que hurler à son oreille :

    « Si vous continuez Ă  gigoter, vous allez tomber et on retrouvera de vous qu’une galette de kaki sĂ©chĂ©e ! Calmez-vous ! »

    Un craquement sec retentit dans la rambarde. Peut-ĂȘtre qu’elle n’avait pas Ă©tĂ© entretenue depuis des annĂ©es, ou peut-ĂȘtre qu’ils Ă©taient simplement trop lourds
 Quoi qu’il en soit, elle commença Ă  cĂ©der.

    Zhao Yunlan, inconscient du danger, continuait à rassurer la fille :

    « Tout va bien, tout va bien, tenez bon— »

    Un autre craquement plus violent l’interrompit : la rambarde cĂ©da d’un coup.

    À son oreille, des rires Ă©tranges rĂ©sonnĂšrent. Comme si le toit Ă©tait rempli de spectateurs invisibles, indiffĂ©rents Ă  la situation. Ils ricanaient, ravis du spectacle.

    « Miaou ! » hurla Daqing, comme si on lui avait écrasé la queue.

    Au moment critique, alors que la rambarde s’effondrait complĂštement, quelqu’un dĂ©fonça la petite porte du toit. Une silhouette surgit Ă  une vitesse surnaturelle.

    Zhao Yunlan, pesant de tout son poids sur ses talons, parvint à se renverser en arriÚre. Il pivota avec la fille toujours dans les bras et la poussa vers le nouvel arrivant
 Mais son pied glissa dans le vide. Une main désormais libre parvint à se raccrocher au rebord. Il se retrouva suspendu dans le vide au dix-huitiÚme étage.

    Ce n’est qu’à ce moment-lĂ  que Daqing reconnut enfin Shen Wei, revenu alors qu’ils pensaient tous qu’il Ă©tait parti depuis longtemps.

    Shen Wei repoussa aussitît la fille suicidaire derriùre lui, s’agenouilla et attrapa le bras auquel Zhao Yunlan pendait :

    « Donnez-moi l’autre main ! Vite ! »


    ăƒ»ïŒŽÊš VoilĂ  la fin du chapitre ɞ .・

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