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Chapitre 03 đ
by Ruyi âĄLe campus originel de lâUniversitĂ© de de la citĂ© des Dragons avait Ă©tĂ© construit Ă lâĂ©poque de la RĂ©publique de Chine* et portait le poids dâun siĂšcle dâhistoire. Partout oĂč lâon posait les yeux, de vieux arbres majestueux formaient une voĂ»te dense qui obscurcissait presque entiĂšrement le ciel. Les bĂątiments universitaires, dissimulĂ©s sous cette canopĂ©e, dataient de lâĂ©poque des concessions europĂ©ennes* : ils paraissaient anciens, presque abandonnĂ©s. Seuls les bĂątiments administratifs prĂšs de lâentrĂ©e ouest avaient Ă©tĂ© Ă©rigĂ©s rĂ©cemment. Hauts et modernes, ils juraient affreusement avec lâatmosphĂšre du campus, comme une vilaine verrue au beau milieu dâun tableau ancien.
(N/T : La RĂ©publique de Chine a Ă©tĂ© proclamĂ©e en 1912, succĂ©dant Ă la dynastie Qing. Elle marque lâentrĂ©e de la Chine dans une pĂ©riode rĂ©publicaine troublĂ©e, dominĂ©e par des conflits internes, des seigneurs de guerre et lâinfluence Ă©trangĂšre. Les concessions europĂ©ennes, quant Ă elles, dĂ©signent des territoires urbains en Chine (comme Ă Shanghai ou Tianjin) contrĂŽlĂ©s par des puissances occidentales (France, Royaume-Uni, etc.) ou le Japon. Ces zones, obtenues par traitĂ©s inĂ©gaux, Ă©taient administrĂ©es de maniĂšre autonome et Ă©chappaient en grande partie Ă lâautoritĂ© chinoise.)
DĂšs quâils mirent les pieds dans le nouvel immeuble administratif, Zhao Yunlan sentit sa paupiĂšre tressaillir malgrĂ© lui. Le bĂątiment comptait dix-huit* Ă©tages.
(N/T : Dans la mythologie chinoise, lâenfer (dĂŹyĂč, ć°ç±) est souvent reprĂ©sentĂ© comme un royaume souterrain divisĂ© en dix-huit niveaux, chacun rĂ©servĂ© Ă un type de pĂ©chĂ© particulier. InspirĂ© Ă la fois du bouddhisme, du taoĂŻsme et des croyances populaires, cet enfer fonctionne comme un systĂšme judiciaire spirituel, dirigĂ© par des rois des enfers (éç, YĂĄnwĂĄng).)
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Autrefois, certains promoteurs immobiliers Ă©vitaient dâutiliser le chiffre dix-huit pour numĂ©roter les Ă©tages rĂ©sidentiels. Mais avec la flambĂ©e des prix de lâimmobilier et lâexplosion du marchĂ©, plus personne ne se souciait de ce genre de superstition.
Un courant dâair froid et Ă©trange sâengouffra soudain devant eux. Sans doute la climatisation. PerchĂ© sur lâĂ©paule de Zhao Yunlan, Daqing frissonna et planta fermement ses griffes dans la chemise de son maĂźtre.
Une fois dans lâascenseur, Shen Wei dit :
« La carte Ă©tudiante indiquait quâelle Ă©tait au dĂ©partement de mathĂ©matiques. Leur bureau est au dernier Ă©tage. » Il appuya sur le bouton du dix-huitiĂšme Ă©tage.
Sans prévenir, Zhao Yunlan demanda :
« âŻShen-laoshi, vous nâĂȘtes pas curieux de ce qui sâest passĂ©âŻÂ ? La plupart des gens se poseraient quelques questions en se retrouvant mĂȘlĂ©s Ă une affaire pareille.âŻÂ »
Shen Wei inclina lĂ©gĂšrement la tĂȘte.
« La victime est ce qui importe. Je ne fais que vous aider dans votre enquĂȘte. Le reste⊠Ce qui compte, câest que vous soyez au courant. Que je le sois ou non nâa aucune importance. »
Zhao Yunlan caressa machinalement le dos du chat en glissant ses doigts dans la fourrure noire.
« Câest rare de voir des citoyens aussi coopĂ©ratifs, de nos jours. Daqing ne se laisse jamais approcher par des inconnus, mais il vous a tout de suite adoptĂ©. »
Shen Wei esquissa un sourire discret. Il parlait avec une parcimonie remarquable, comme si chaque syllabe avait de la valeur.
« Nâimporte qui aurait fait la mĂȘme chose. »
Ă ce moment prĂ©cis, alors que lâascenseur atteignait le quatriĂšme* Ă©tage, il se mit soudain Ă trembler avant de sâarrĂȘter brutalement. Les lumiĂšres vacillĂšrent deux fois, sans doute Ă cause dâun mauvais cĂąblage. PaniquĂ©, Guo Changcheng leva les yeux vers Zhao Yunlan, mais ce dernier ne sembla pas rĂ©agir ; il ne cilla mĂȘme pas alors quâil observait Shen Wei avec une concentration silencieuse.
(N/T : En chinois, le chiffre quatre (sĂŹ, ć) se prononce presque comme le mot mort (sÇ, æ»), dâoĂč son association au malheur. Par superstition, certains bĂątiments en Chine (ou dans dâautres pays sinisĂ©s comme TaĂŻwan, Singapour ou la CorĂ©e du Sud) omettront le quatriĂšme Ă©tage, un peu comme on Ă©vite parfois le 13e Ă©tage en Occident. Ainsi, un ascenseur peut passer directement du 3e au 5e Ă©tAge. Et le terme « sinisé » dĂ©signe quelque chose ou quelquâun qui a Ă©tĂ© influencĂ© par la culture chinoise ou qui a adoptĂ© certains aspects de cette culture (langue, coutumes, religion, Ă©criture, etc.)
Une voix dâhomme se fit entendre, faible et lointaine, Ă travers lâinterphone :
« Shen-laoshi, que faites-vous au dix-huitiÚme étage ? »
Le visage de Shen Wei resta impassible.
« Une Ă©tudiante du dĂ©partement de mathĂ©matiques a eu un accident. Ces deux personnes sont de la police. Je les accompagne pour quâils puissent mieux comprendre la situation. »
« Ah. » Lâinterlocuteur sembla mettre un moment Ă digĂ©rer lâinformation. Puis, avec un ton las et traĂźnant, il reprit :
« TrÚs bien. Faites attention à vous. »
Ă peine eut-il terminĂ© que tout redevint normal. Les lumiĂšres se stabilisĂšrent, et lâascenseur repartit dans un grincement, comme si rien ne sâĂ©tait produit.
« Vous avez eu peur ? » demanda Shen Wei, se tournant vers Guo Changcheng tout en Ă©vitant soigneusement le regard de Zhao Yunlan. « CâĂ©tait sans doute le gardien de sĂ©curitĂ©. Le semestre dernier, un Ă©tudiant sâest suicidĂ© en sautant du toit. Depuis, quand une personne extĂ©rieure au dĂ©partement de maths veut accĂ©der au dernier Ă©tage, le gardien arrĂȘte lâascenseur pour poser quelques questions. Une mesure de prĂ©vention, en somme. »
Guo Changcheng expira longuement, visiblement mal Ă lâaise. Zhao Yunlan, lui, jeta un regard pensif Ă lâinterphone.
Lâascenseur poursuivit sa montĂ©e, toujours dans un vacarme secouant la cabine. Ă lâarrivĂ©e, le dix-huitiĂšme Ă©tage Ă©tait dâun calme sinistre, dĂ©sertĂ© jusquâau moindre moustique ou lĂ©zard.
Zhao Yunlan Ă©ternua plusieurs fois dâaffilĂ©e.
Shen Wei sâarrĂȘta aussitĂŽt.
« Inspecteur Zhao, vous ĂȘtes enrhumé ? »
Il y avait dans sa posture une sorte de droiture pleine de sollicitude. Le simple fait de le regarder Ă©tait agrĂ©able et presque apaisant, si bien quâil semblait impossible de le soupçonner de quoi que ce soit.
Se frottant le nez, Zhao Yunlan répondit :
« Non, non. Câest juste que jâai mis un pied dans ce couloir et jâai senti lâodeur funeste des devoirs de maths. Jâen suis allergique, vous savez ? »
Shen Wei esquissa un sourire poli, les yeux plissés.
« Ne riez pas,  » ajouta Zhao Yunlan, faussement grave. « Ce nâest pas que jâai peur quâon se moque de moi, hein. Mais quand jâĂ©tais Ă©lĂšve, les profs Ă©taient mes pires ennemis. Mon prof principal avait mĂȘme prĂ©dit que je finirais voyou. Jamais personne nâaurait cru que je deviendrais flic. Et quand je lâai recroisĂ© Ă lâanniversaire de lâĂ©cole, tout fier, devinez ce quâil mâa dit ? »
« Quoi donc ? » demanda Shen Wei sans lever les yeux, concentrĂ© sur le chemin devant lui. Pourtant, son profil attentif donnait lâimpression quâil Ă©coutait avec un rĂ©el intĂ©rĂȘt.
Zhao Yunlan lança, pince-sans-rire :
« Ce vieux sceptique mâa regardĂ© et mâa dit : « Tu crois que je me suis trompĂ©, Zhao-tongxue ? Regarde-toi maintenant : un voyou en uniforme. » »
Zhao Yunlan avait lâhabitude de gĂ©rer toutes sortes de personnalitĂ©s. Bavard et rusĂ©, il savait dĂ©tendre lâatmosphĂšre avec aisance. Tandis que le trio avançait, lui et Shen Wei poursuivirent leur Ă©change, tout en se jaugeant discrĂštement. Leurs pas rĂ©sonnaient contre les murs vides.
Mais sous le son de leurs voix et les Ă©clats lĂ©gers de leur conversation, un autre bruit se faisait entendre : le pas feutrĂ© dâune quatriĂšme personne.
Des pas discrets glissaient sur le sol, comme si quelquâun chaussĂ© de souliers de tissu, Ă la maniĂšre des personnes ĂągĂ©es, les suivait dans lâombre.
Le bĂątiment administratif avait Ă©tĂ© construit en hauteur, dans un style de tour. Comme souvent avec ce genre dâĂ©difices, un ascenseur trĂŽnait en son centre, entourĂ© dâun couloir circulaire Ă chaque Ă©tage.
Guo Changcheng ne put sâempĂȘcher de remarquer que la montre de Zhao Yunlan changeait silencieusement de maniĂšre Ă©trange. Une couleur se rĂ©pandait depuis son centre, lĂ oĂč les aiguilles se rejoignaient : une tache cramoisie, plus sombre que le vermillon* mais plus claire quâun rubis, se diffusait sur le cadran en formant des ondulations, comme des cercles Ă la surface de lâeau. Ce phĂ©nomĂšne donnait Ă la montre de Zhao Yunlan lâallure dâune Ćuvre dâart prĂ©cieuse. Les maillons mĂ©talliques enserrant son poignet mince et pĂąle accentuaient cette impression dâĂ©lĂ©gance un peu irrĂ©elle.
(N/T : Le vermillon est une teinte rouge vif tirant lĂ©gĂšrement vers lâorangĂ©, traditionnellement obtenue Ă partir du cinabre (sulfure de mercure). En Chine, cette couleur a une forte portĂ©e symbolique : associĂ©e Ă la vie, Ă la chance et au pouvoir impĂ©rial, elle est souvent utilisĂ©e dans lâarchitecture (portes de palais, temples), les sceaux officiels et les vĂȘtements de cĂ©rĂ©monie. Le vermillon est Ă©galement trĂšs prĂ©sent dans la peinture traditionnelle chinoise, notamment dans les calligraphies et estampes.)
Guo Changcheng hĂ©sita. Puis dâune petite voix, il dit :
« Directeur⊠Directeur Zhao, votre montreâŠÂ »
« Quoi ? Elle devient rouge ? » répondit Zhao Yunlan, qui marchait devant, en se retournant avec son habituel sourire en coin. « Tu sais pourquoi ? »
Guo Changcheng secoua la tĂȘte, sincĂšrement perdu.
Toujours souriant, Zhao Yunlan rĂ©pondit : « Les esprits violents aiment le rouge. Le feng shui de ce bĂątiment est trĂšs mauvais. Il pourrait y avoir quelque chose de malsain cachĂ© ici et lĂ . Câest peut-ĂȘtre ce que reflĂšte ma montre. »
Guo Changcheng pĂąlit et jeta un regard instinctif Ă la montre. Cette fois, le verre lui renvoya une image : celle dâune vieille femme, de corpulence moyenne, un peu ronde, habillĂ©e entiĂšrement de noir⊠Et qui le fixait sans la moindre expression !
Il sâarrĂȘta net.
Mais Zhao Yunlan Ă©clata de rire, comme sâil nâavait rien vu. Il tourna un petit bouton sur le cĂŽtĂ© de la montre, et un nuage de brume jaillit Ă lâintĂ©rieur, dissipant en un instant toute trace de rouge. Lorsquâil la regarda Ă nouveau, il nây avait plus quâune simple montre pour homme, au design des plus banals. Aucun reflet inquiĂ©tant, ni vieille dame fantomatique.
« Tu nâas jamais vu ces boules sous les anciennes souris dâordinateur qui changent de couleur ? Câest le mĂȘme principe. Ce gamin⊠Il est tellement crĂ©dule, on peut lui faire gober nâimporte quoi. » Puis, brusquement, Zhao Yunlan cessa de plaisanter et se tourna vers Shen Wei. « Shen-laoshi est un intellectuel, athĂ©e convaincu. Je parie que vous ne croyez pas aux fantĂŽmes, pas vrai ? »
« Comme dit le proverbe : « MĂȘme le plus Ă©rudit des savants ne parle pas de ce quâil ne connaĂźt pas. » Personne ne peut affirmer avec certitude si les fantĂŽmes existent ou non. Pour ma part, je pense que sâils existent, alors ils existent. Sâils nâexistent pas, alors ils nâexistent pas. Il nâest pas nĂ©cessaire dâaller chercher plus loin. « Consulter les esprits et les dieux plutĂŽt que le peuple » Ă©tait une habitude des souverains incompĂ©tents. Si dĂ©jĂ les vivants ne parviennent pas Ă rĂ©soudre leurs problĂšmes, perdre du temps Ă sâinterroger sur lâexistence des fantĂŽmes ou des dieux est une absurditĂ©. »
Son discours Ă©tait trĂšs acadĂ©mique, mais ses rĂ©ponses restaient volontairement floues. Voyant quâil nâobtiendrait rien de plus, Zhao Yunlan esquissa un sourire et changea de sujet comme si de rien nâĂ©tait.
« Shen-laoshi, vous enseignez les sciences humaines ? »
« Mm. Jâenseigne la langue et quelques cours optionnels en lettres. »
« Ah, je comprends mieux. Vous savez, un ami Ă moi, dans lâimmobilier, mâa dit que ce type de structure en tour ne se construisait presque plus pour les immeubles rĂ©sidentiels. Aujourdâhui, on ne retrouve ça que dans les bĂątiments de bureaux commerciaux, ceux qui dĂ©passent les cent mĂštres de hauteur. En plus dâĂȘtre difficiles Ă nettoyer, ils ne laissent pas entrer la lumiĂšre naturelle et sont donc peu agrĂ©ables Ă vivre. Je suppose que câest ça, un mauvais feng shui. »
Zhao Yunlan sortit son paquet de cigarettes de la poche de sa veste et le secoua lĂ©gĂšrement. « Au fait â on peut fumer ici ? Ăa ne vous dĂ©range pas ? »
Shen Wei fit non de la tĂȘte. Zhao Yunlan ouvrit le paquet dâun geste habile, une main dans la poche, et attrapa une cigarette avec les lĂšvres. Les yeux baissĂ©s, il lâalluma. Quelques secondes plus tard, il recracha une volute de fumĂ©e blanche avec la nonchalance dâun fumeur expĂ©rimentĂ©.
Shen Wei semblait avoir dĂ©cidĂ© de ne pas trop parler, mais cette fois, câen fut trop. Il fronça lĂ©gĂšrement les sourcils : « Fumer et boire sont mauvais pour la santĂ©. Et lâinspecteur Zhao est encore jeune. Il vaudrait mieux y aller doucement. »
Zhao Yunlan se contenta de sourire, sans rĂ©pondre. Son expression Ă©tait dissimulĂ©e derriĂšre la fumĂ©e. De la cendre tomba du bout de sa cigarette ; volontairement ou non, une partie atterrit sur lâombre de Shen Wei. Le regard de Zhao Yunlan balaya le sol, puis il repoussa lentement la fumĂ©e vers lui.
« Dans notre mĂ©tier, on ne sait plus toujours si on vit de jour ou de nuit. Câest un peu honteux Ă dire, mais ça facilite la prise de mauvaises habitudes. »
Shen Wei sembla vouloir ajouter quelque chose, mais se ravisa au dernier moment. Lorsquâil parla de nouveau, ce fut pour changer de sujet :
« Il nây a pas beaucoup de dĂ©partements sur lâancien campus, donc peu de personnel. Sur les dix-huit Ă©tages de ce bĂątiment, seuls les bureaux orientĂ©s au sud sont occupĂ©s. La plupart des piĂšces sont vides. Tournez ici, vous arriverez Ă destination. »
La moisissure et la mousse aiment proliférer dans les coins vides et déserts⊠Mais elles ne sont pas les seules.
Allez savoir pourquoi, les couloirs en boucle de ce bĂątiment nâavaient pas dâangles arrondis : Ă la place, chaque tournant formait un angle sec et abrupt â un Ă©norme tabou en feng shui. Superstitions mises Ă part, câĂ©tait franchement dĂ©stabilisant : Ă chaque coin, la vue Ă©tait totalement obstruĂ©e, et si deux personnes venaient Ă sây croiser en sens inverse, elles risquaient fort de se rentrer dedans.
Shen Wei ouvrait la marche, Zhao Yunlan le suivait de prĂšs avec le chat dans les bras, et Guo Changcheng fermait la marche. Alors quâils approchaient dâun virage, ce dernier fut soudain pris dâun pressentiment terrifiant, comme si quelque chose allait surgir de lâombre. Il nâĂ©coutait plus un mot de la conversation, les yeux rivĂ©s sur lâangle du couloir. LĂ -bas, une lumiĂšre diffuse passait Ă travers une fenĂȘtre entrouverte selon un angle Ă©trange, projetant sur le sol une ombre quadrillĂ©e qui tranchait nettement lumiĂšre et obscuritĂ©.
Câest Ă la lisiĂšre de cette ombre que Guo Changcheng vit quelque chose bouger â comme si quelquâun Ă©tait tapi lĂ , osant Ă peine sortir la tĂȘte de sa cachette. Puis⊠Une forme apparut, semblable Ă une main !
Les doigts de cette ombre sâĂ©cartĂšrent brusquement et se ruĂšrent fĂ©rocement vers les pieds de Shen Wei.
Shen Wei nâeut pas lâair de remarquer, mais Zhao Yunlan lui attrapa le bras et le tira un demi-pas en arriĂšre.
« Ah oui, jây pense tout Ă coup,  » dit Zhao Yunlan en tapotant de la cendre de cigarette dans lâombre. Celle-ci se rĂ©tracta aussitĂŽt, comme brĂ»lĂ©e. « On a Ă©tĂ© appelĂ©s en urgence sur cette affaire, et jâai complĂštement oubliĂ© de discuter avec le recteur â ou son assistant â des modalitĂ©s de coopĂ©ration de lâuniversitĂ©. Est-ce que vous pourriez nous aider Ă le contacter ? »
Shen Wei se tourna alors vers lui. Le coin de ses yeux sâĂ©tirait doucement en une ligne fine et Ă©lĂ©gante, telle une touche de pinceau posĂ©e avec dĂ©licatesse. Le regard quâil lança par-dessus ses lunettes avait quelque chose de troublant, presque envoĂ»tant.
On aurait dit quâil sortait tout droit dâun conte surnaturel, celui dâun Ă©rudit dont le charme avait conquis le cĆur dâun fantĂŽme fĂ©minin qui, pleine de passion, avait fini par lâimmortaliser dans une peinture. MĂȘme si le modĂšle semblait clair comme la lune et lisse comme le jade, son image nâen restait pas moins marquĂ©e par lâaura pĂ©cheresse de lâartiste.
Mais Shen Wei baissa les yeux en souriant avec retenue. Ce charme sombre sâĂ©tait dĂ©jĂ Ă©vaporĂ©.
« Vous avez raison. Je ne peux pas vraiment vous ĂȘtre utile ici, je risquerais mĂȘme de gĂȘner. Les bureaux cĂŽtĂ© sud appartiennent tous au dĂ©partement de mathĂ©matiques. Vous pouvez entrer et vous renseigner directement. Je vais parler au recteur. »
« Merci. » Zhao Yunlan sortit la main de sa poche pour lui serrer la main en souriant. AprĂšs quelques adieux banals, il fit signe Ă Guo Changcheng de le suivre et entra dâun pas dĂ©cidĂ© dans la zone des bureaux, son stagiaire sur les talons.
Sans savoir pourquoi, Guo Changcheng se retourna aprĂšs quelques pas.
Shen Wei nâavait pas bougĂ© dâun centimĂštre. Il avait retirĂ© ses lunettes et les essuyait machinalement avec le coin de sa chemise. Dans le couloir sombre, son ombre sâĂ©tirait longuement sur le sol, solitaire, mĂ©lancolique. Ses yeux, qui avaient Ă©vitĂ© Zhao Yunlan avec tant dâinsistance, Ă©taient maintenant braquĂ©s dans son dos.
Il y avait dans ce regard une profondeur obscure, un mĂ©lange de dĂ©sir contenu et dâaffection presque palpable⊠Mais aussi une douleur immense, accablante.
Guo Changcheng eut soudain lâimpression que cet homme Ă©tait restĂ© lĂ Ă attendre pendant des milliers dâannĂ©es.
Shen Wei suivit Zhao Yunlan du regard jusquâĂ ce quâil disparaisse au coin du couloir, puis il sembla remarquer que Guo Changcheng lâobservait.
Un sourire poli effleura les lĂšvres du professeur. Il remit calmement ses lunettes, comme pour revĂȘtir un masque dâindiffĂ©rence. Il hocha la tĂȘte vers Guo Changcheng, puis disparut dans lâascenseur, comme si tout ce que ce dernier venait de voir nâĂ©tait quâun malentendu, nĂ© de lâimagination dâun jeune stagiaire angoissĂ©.
« Directeur Zhao, cet homme, ilâŠÂ »
« Tu nâas pas encore compris quâon nâĂ©tait pas du tout au dĂ©partement de mathĂ©matiques ? » lâinterrompit Zhao Yunlan. Il tendit la main pour essuyer la poussiĂšre sur le rebord dâune fenĂȘtre et la frotta distraitement entre ses doigts.
« On sâest fait balader. Tu crois que câest un hasard ? Ou que ce Shen-laoshi lâa fait exprĂšs ? »
Câest peut-ĂȘtre parce que Zhao Yunlan avait lâair jeune, ou parce que son attitude avait Ă©tĂ© chaleureuse et dĂ©tendue jusque-lĂ , que Guo Changcheng osa poser la question :
« Mais alors, pourquoi lâavoir laissĂ© partir ? Si câest lui qui nous a amenĂ©s ici intentionnellement, pourquoi⊠ »
Zhao Yunlan, une main tenant sa cigarette, lâautre enfoncĂ©e dans sa poche, se retourna pour le fixer Ă travers un nuage de fumĂ©e. Guo Changcheng se tut aussitĂŽt.
« Câest un simple humain â jâai vĂ©rifiĂ©. Tu es nouveau, alors câest normal que tu ne comprennes pas encore tout. On tâapprendra au fur et Ă mesure. » La voix de Zhao Yunlan baissa dâun ton. « Ici, on a Ă peu prĂšs les mĂȘmes pouvoirs que les autres services. MĂȘme sans preuves, on peut interroger quelquâun, demander sa coopĂ©ration, le soupçonner ou mĂȘme le placer en garde Ă vue pour lâemmener. Mais il y a une rĂšgle qui prime sur tout le reste : nous nâavons absolument pas le droit dâimpliquer un humain ordinaire dans une situation dangereuse. Si quelque chose devait lui arriver, les consĂ©quences seraient dĂ©sastreuses. »
Son ton nâĂ©tait pas sec, au contraire â il parlait avec beaucoup de douceur. Et pourtant, dans la fraĂźcheur oppressante du couloir, Guo Changcheng en frissonna.
Zhao Yunlan sâĂ©tait dĂ©jĂ dĂ©tournĂ©.
« Tu dois tâen douter, les affaires qui nous tombent dessus ne passent pas souvent par les voies judiciaires classiques. Dans certaines situations, on a mĂȘme le droit de rĂ©gler les choses sur place, sans procĂšs. Câest un pouvoir dangereux, et câest pour ça quâon a des rĂšgles strictes. Tu sais quelle est la premiĂšre ? »
Guo Changcheng secoua lentement la tĂȘte, puis se rendit compte que Zhao Yunlan lui tournait le dos et ne lâavait pas vu. Il rougit de plus belle.
« Quâil sâagisse dâun humain ou dâun fantĂŽme, sans preuve formelle, tu dois partir du principe quâil est innocent. » Zhao Yunlan, comme sâil avait des yeux dans le dos, avait rĂ©pondu Ă sa propre question. Il tapota les fesses du chat noir. « Et toi, gros dĂ©bile, câĂ©tait quoi ce comportement tout Ă lâheure ? On aurait dit un chien qui quĂ©mandait des caresses ! »
Le chat lui flanqua un coup de patte indignĂ© et sauta de ses bras pour sâinstaller fiĂšrement devant eux.
« Je trouve juste quâil y a quelque chose dâĂ©trange chez ce Shen-laoshi. Je ne saurais pas dire quoi, mais ĂȘtre prĂšs de lui me met trĂšs Ă lâaise. »
« Tu te sens aussi trĂšs Ă lâaise avec les fantĂŽmes errants, et tu adores cacher du poisson sĂ©chĂ© dans les cavernes oĂč on a trouvĂ© des cadavres,  » rĂ©pliqua Zhao Yunlan, glacĂ©.
« Tu vois trĂšs bien ce que je veux dire, sale crĂ©tin dâhumain,  » rĂ©pondit le chat avec mĂ©pris, sa queue fouettant lâair.
Guo Changcheng, lui, ne savait absolument pas quoi dire.
Le couloir sâassombrissait Ă mesure quâils avançaient, comme sâils sâĂ©taient engagĂ©s dans un tunnel sans fin. Zhao Yunlan sortit son briquet. Un clic retentit, et une petite flamme jaillit, vacillante, dĂ©chirant silencieusement une minuscule brĂšche dans lâobscuritĂ© oppressante. Son sourire avait disparu. Ă la lueur du feu, son visage paraissait blafard, presque maladif, marquĂ© par une fatigue Ă©vidente. Pourtant, son regard restait dâune intensitĂ© perçante, plus sombre encore que les tĂ©nĂšbres environnantes. Une odeur de dĂ©composition sâĂ©leva du fond du couloir. Guo Changcheng ne put sâempĂȘcher de se couvrir le nez.
« Je dĂ©teste ces couloirs circulaires, » dit Zhao Yunlan Ă voix basse. « Je dĂ©teste tout ce qui tourne en rond â la vie, la mort, encore et encore, sans fin. »
Ces mots tendirent les nerfs de Guo Changcheng au point de les faire craquer. Puis un craquement retentit â un bruit sec qui Ă©voquait le mĂ©canisme dâune arme quâon arme dans une sĂ©rie tĂ©lĂ©. Avant mĂȘme quâil ne puisse rĂ©agir, il sentit comme un souffle glacĂ© lui effleurer la nuque. Il sursauta.
« Ăcarte-toi, » dit calmement Zhao Yunlan, comme sâil tenait une assiette de raviolis brĂ»lants et quâil demandait Ă quelquâun de se pousser.
Guo Changcheng sâĂ©tait dĂ©jĂ jetĂ© au sol, manquant de peu de se faire dessus. Un coup de feu retentit dans lâobscuritĂ©, suivi dâun cri perçant venu de derriĂšre lui. Si Guo avait eu des poils, ils se seraient hĂ©rissĂ©s plus violemment encore que ceux de Daqing quand on lui touche les fesses. Son cĆur battait Ă tout rompre, tambourinant dans sa poitrine comme sâil allait exploser. Il avait lâimpression dâavoir frĂŽlĂ© la crise cardiaque.
Assis au sol, en vrac, il jeta un coup dâĆil derriĂšre lui. La faible lueur du briquet de Zhao Yunlan rĂ©vĂ©lait une ombre sur le mur, de la taille dâun enfant de cinq ou six ans. Ă premiĂšre vue, on aurait dit une tache dâencre. En son centre, lĂ oĂč se serait trouvĂ© le torse, un impact de balle. Une mare de rouge sâen Ă©talait, comme si elle saignait vraiment.
« Quâest-ce que câest que ça ? » demanda Guo Changcheng, la voix tellement aiguĂ« quâil ne se reconnaissait mĂȘme pas.
« Juste une ombre. Pas de quoi paniquer. » Zhao Yunlan tendit la main et frotta lâombre noire. La substance Ă©carlate sâeffrita sous ses doigts, comme de la vieille peinture humide.
« Lâombre de⊠Quoi ? »
Zhao Yunlan marqua une pause, puis tourna la tĂȘte Ă moitiĂ© avec un sourire Ă©trange. Guo Changcheng eut lâimpression que son Ăąme Ă©tait happĂ©e par les yeux dâun noir terrifiant de lâautre homme. Et dâun murmure glaçant, Zhao Yunlan rĂ©pondit :
« Tu sais, parfois, une personne peut avoir plus dâune ombre. »
Sans un mot, Guo Changcheng sâeffondra contre le mur, glissant comme une nouille molle.
Zhao Yunlan resta interdit.
« Câest de ta faute. » La queue de Daqing se dressa droite comme un piquet tandis quâil tournait autour du corps inerte de Guo Changcheng. Ce pauvre petit stagiaire ajoutait lâĂ©vanouissement Ă sa routine quotidienne. Le chat secoua sa queue avec agacement. « Ă quoi ça sert de lui faire peur au point quâil perde connaissance ? »
« Ce nâĂ©tait pas volontaire. » Zhao Yunlan donna un petit coup de pied Ă Guo Changcheng. Le stagiaire glissa un peu plus contre sa jambe, toujours aucune rĂ©action. « Qui aurait cru que ce type fonctionnait Ă lâactivation sonore ? Juste trois phrases et il sâĂ©vanouit ? Je pensais quâau pire, il se ferait pipi dessus, câest tout. »
Daqing garda un silence trÚs éloquent.
« Comme ça, je peux lui verser sa prime en couches pour adultes. » Zhao Yunlan se pencha, puis souleva Guo Changcheng et le jeta sur son Ă©paule, comme un sac de pommes de terre qui ballottait Ă chaque pas. Il avançait dâun pas vif, mais sa voix Ă©tait acide. « Dis-moi un peu, câest le neveu de qui, ce mec, pour quâon me le colle sous le nez ? Quelle plaie. »
« Apparemment, un haut responsable récemment arrivé au ministÚre est son oncle, » répondit Daqing.
Zhao Yunlan, sans expression : « Quelquâun qui vient juste dâarriver ? Il sait pas que le DĂ©partement des EnquĂȘtes SpĂ©ciales nâest pas subordonnĂ© au ministĂšre de la SĂ©curitĂ© publique ? Il veut que son neveu ait lâhonneur de mourir en service, ou quoi ? »
Daqing miaula. « Et pourquoi tâas rien dit quand lâordre est tombé ? Ăa sert Ă quoi de te plaindre maintenant, lĂšche-bottes ? »
« Quâest-ce que ça peut faire si je lĂšche des bottes ? Ce qui compte, câest de ne pas mourir de faim. » Zhao Yunlan Ă©crasa son mĂ©got de cigarette et tapa doucement la tĂȘte du chat. « Et vous autres, lĂ , qui passez vos journĂ©es Ă faire semblant dâĂȘtre au-dessus de tout, interrogez un peu votre conscience : vous croyez que vos postes, vos salaires, vos primes, vos jours fĂ©riĂ©s tranquilles et le droit de bosser sans que les autres services vous emmerdent, ça vient dâoĂč ? Vous croyez que ça tombe du ciel ? Faut bien que quelquâun sâen occupe, non ? Câest quoi la honte ? Ăa se mange ? Câest bon au moins ? »
Daqing, qui avait lentement développé une silhouette bien nourrie grùce à ses croquettes importées, se tut.
« Et puis, dĂšs quâil a Ă©tĂ© affectĂ© ici, son nom est apparu dans lâOrdre de Protection des Ămes. Je pensais quâil avait des pouvoirs spĂ©ciaux ! Comment jâaurais pu savoir que lâOrdre aussi Ă©tait influencĂ© par la politique ? Aussi pourri que moi, tiens. »
Le chat noir Ă©coutait sans broncher, mais plaisanter sur lâOrdre de Protection des Ămes, câĂ©tait une ligne Ă ne pas franchir.
« Tu as assez dit de conneries comme ça ! »
LâOrdre de la Protection des Ămes existait depuis lâAntiquitĂ©. Il servait Ă gĂ©rer les affaires du Monde des Ombres dans le monde des vivants, Ă faire le lien entre le yin et le yang*, et Ă coordonner les Trois Royaumes*. Autrefois, il dĂ©pendait du Bureau ImpĂ©rial dâHistoire. AprĂšs la fondation de la RĂ©publique populaire de Chine, il passa sous lâautoritĂ© du MinistĂšre de la SĂ©curitĂ© publique. Câest Ă ce moment-lĂ que le DĂ©partement des EnquĂȘtes SpĂ©ciales fut créé.
(N/T : Le yin (éŽ) et le yang (éł) sont deux forces complĂ©mentaires fondamentales dans la pensĂ©e chinoise, reprĂ©sentant lâĂ©quilibre du monde naturel. Le yang est liĂ© Ă la lumiĂšre, au mouvement, Ă la chaleur, Ă la vie et au masculin, tandis que le yin est associĂ© Ă lâobscuritĂ©, au repos, au froid, Ă la mort et au fĂ©minin. Dans cette logique symbolique, les vivants sont considĂ©rĂ©s comme porteurs dâĂ©nergie yang, tandis que les morts relĂšvent du yin, ce qui explique leur association Ă lâombre, aux lieux froids ou Ă la nuit dans lâimaginaire traditionnel.)
(N/T : Dans la pensĂ©e traditionnelle chinoise, les Trois Royaumes (SÄnjiĂš, äžç) correspondent aux trois grands plans dâexistence que sont le Ciel, oĂč rĂ©sident les dieux et les immortels, le monde des vivants, domaine des humains, et le monde souterrain, aussi appelĂ© royaume des morts ou des esprits, associĂ© Ă lâobscuritĂ© et Ă lâau-delĂ Â ; cette structure reflĂšte une vision hiĂ©rarchisĂ©e de lâunivers oĂč les ĂȘtres Ă©voluent en fonction de leur karma et de leurs actions passĂ©es, selon les principes du bouddhisme et du taoĂŻsme.)
Le directeur actuel de ce dĂ©partement, Zhao Yunlan, Ă©tait Ă©galement le Gardien. Un Gardien aussi Ă lâaise dans le Monde des Ombres que dans une salle de banquet. Il Ă©tait douĂ©, charmeur, capable de tenir lâalcool et de trinquer avec nâimporte qui dans les Trois Royaumes. Manger, boire, courir les bordels, parier ou faire un spectacle â il excellait dans tout cela.
Le vieux chat lâobservait dâun air froid. Si Zhao Yunlan nâavait pas eu la « chance » douteuse dâhĂ©riter de lâOrdre de la Protection des Ămes, ces talents seuls lui auraient tout de mĂȘme assurĂ© un avenir brillant et prometteur.
« Que sâest-il passĂ© dans le couloir tout Ă lâheure ? » demanda Daqing, qui ne pouvait dĂ©cemment pas mordre la main qui le nourrissait et dut se contenter de changer de sujet en toussotant. « Pourquoi ta montre de ClartĂ© a-t-elle sonnĂ© comme ça ? »
« Il y a quelque chose qui nous suit, » rĂ©pondit Zhao Yunlan. « Mais ça sâest enfui quand jâai braquĂ© la lumiĂšre. Ce nâest probablement pas malveillant. »
« Ce nâest pas le tueur ? »
« Non. Tu crois que je ne suis pas capable de faire la diffĂ©rence entre un fantĂŽme fraĂźchement formĂ© et une entitĂ© dâune telle malveillance ? » Zhao Yunlan avançait dans le couloir en portant toujours Guo Changcheng. « Tu as vu lâempreinte de main Ă cĂŽtĂ© du cadavre, pas vrai ? âDes os fins comme des allumettes, des doigts longs comme des fouets.â Je ne peux pas encore dire exactement de quoi il sâagit, mais je sais que ce nâest pas humain. Et ce stagiaire, il est drĂŽlement lourd â il faut que je le pose quelque part. »
Tout en parlant, Zhao Yunlan arriva Ă un tournant et dĂ©posa Guo Changcheng. Il eut toutefois assez de conscience pour ne pas lâabandonner comme un dĂ©chet. Remontant son pantalon, il sâaccroupit et sortit un petit flacon de sa poche. Il en versa le contenu en cercle autour de Guo Changcheng, se mordit le majeur, puis traça une goutte de sang entre les sourcils du jeune homme. DĂšs que le sang toucha sa peau, il fut immĂ©diatement absorbĂ©. Le teint du stagiaire reprit aussitĂŽt un peu de couleur.
AprĂšs avoir terminĂ©, Zhao Yunlan lui donna une tape bien sentie sur la tĂȘte et marmonna :
« Bon à rien. »
« ArrĂȘte tes gamineries, Yunlan. Regarde ta montre. »
Zhao Yunlan baissa les yeux juste Ă temps pour voir le cadran de ClartĂ© virer de nouveau au rouge. Un miaulement strident Ă ses pieds lâalerta, et il suivit le regard de Daqing.
Une vieille femme, vĂȘtue de ses habits funĂ©raires, se tenait derriĂšre eux. Impossible de dire depuis combien de temps elle Ă©tait lĂ .
DĂšs que leurs regards se croisĂšrent, elle fit demi-tour pour sâĂ©loigner. Mais aprĂšs quelques pas, elle sâarrĂȘta, comme si elle voulait leur montrer le chemin.
« Câest ça, le nouveau fantĂŽme dont tu parlais ? Un fantĂŽme tout neuf, en plein jour ? » Daqing allongea ses petites pattes et se lança Ă sa poursuite en maugrĂ©ant : « Tu es aveugle ou quoi, espĂšce de pĂ©dé ? »
Zhao Yunlan se précipita.
« Va te faire foutre. Tu vois bien quâelle ne peut pas parler. Tu vois bien quâil lui reste encore un souffle de vie. Et tu vois bien quâelle marche sur ses deux jambes, pas quâelle flotte dans les airs ! Qui est lâaveugle ici, Gros Lourdaud ? »
Toujours en train de se chamailler, ils prirent un virage sec. La vieille femme avait disparu. Ce quâelle leur avait montrĂ©, câĂ©tait un escalier menant au toit.
Daqing renifla, puis éternua.
« Quel amas de ressentimentâŠÂ »
Zhao Yunlan se pencha pour le ramasser.
« On dirait que câest elle qui nous a amenĂ©s ici, pas Shen-laoshi. Peut-ĂȘtre quâil nâa vraiment rien Ă voir avec cette affaire. Allons voir. »
Ils montĂšrent prudemment. Les marches semblaient molles sous leurs pieds, comme si elles nâĂ©taient pas faites de ciment, mais de quelque chose de vivant â ou plutĂŽt, dâun tas de « choses vivantes » qui, depuis les ombres, tendaient leurs griffes vers tout ce qui osait pĂ©nĂ©trer sur leur territoire. Mais dĂšs quâelles touchaient lâourlet du pantalon de Zhao Yunlan, elles Ă©taient repoussĂ©es.
« Toutes les Ă©coles ont un quota de suicides chaque annĂ©e. Tant que le chiffre ne dĂ©passe pas ce quota, ce nâest pas dramatique, » dĂ©clara Zhao Yunlan. « Mais jâai entendu dire que lâUniversitĂ© de la CitĂ© du Dragon en avait eu beaucoup trop ces trois derniĂšres annĂ©es. La plupart des bĂątiments de lâancien campus ne sont pas trĂšs hauts, donc mĂȘme en sautant, on peut encore sâen sortir. Mais les bĂątiments les plus rĂ©cents, eux, sont suffisamment Ă©levĂ©s pour garantir quâon ne sâen relĂšve pas. Du coup, ils attirent les dĂ©sespĂ©rĂ©s. Les autres bĂątiments ne posent pas trop de souci, mais celui-ci⊠Câest ici que convergent les tĂ©nĂšbres. LâintĂ©rieur est tout en angles, avec de grandes salles en L et des couloirs labyrinthiques. Une fois quâune impuretĂ© y entre, elle ne peut plus repartir. En sâaccumulant, tout cela crĂ©e un immense ressentiment. »
Ils arrivĂšrent en haut des escaliers au moment oĂč ils finirent de se chamailler. La petite porte donnant accĂšs au toit Ă©tait verrouillĂ©e, seule une faible lueur filtrait Ă travers. Zhao Yunlan sortit une carte de transport de sa poche, la glissa dans la serrure, et la tourna doucement. La porte en mĂ©tal, rouillĂ©e par le temps, sâouvrit en grinçant. Il leva son briquet et sâengagea lentement.
Le toit du dix-huitiĂšme Ă©tage offrait une vue parfaitement dĂ©gagĂ©e. Dâun cĂŽtĂ© sâĂ©tendaient les espaces verts de lâuniversitĂ©, semblables Ă une forĂȘt ancienne ; de lâautre, le flot ininterrompu de voitures et de passants sur lâavenue principale.
Une silhouette féminine se tenait au bord du toit, le dos tourné vers eux.

Zhao Yunlan ouvrit prudemment la bouche :
« HĂ©âŠÂ »
à peine avait-il prononcé ce mot que, sans aucun signe avant-coureur, la fille enjamba la rambarde et sauta.
Par pur rĂ©flexe, Zhao Yunlan se jeta en avant pour lâattraper. Sa rĂ©action avait Ă©tĂ© rapide, digne des meilleurs. Il attrapa clairement le tissu de ses vĂȘtements⊠Mais ses doigts le traversĂšrent comme sâil nây avait rien. Elle disparut aussitĂŽt, comme une illusion.
Le chat bondit à ses cÎtés, vif comme une balle de caoutchouc :
« Quâest-ce que câĂ©tait ? CâĂ©tait humain ? »
« Elle allait trop vite. » Zhao Yunlan frotta inconsciemment ses doigts ensemble. « Je nâai pas eu le temps de distinguer si elle Ă©taitâŠÂ »
Zhao Yunlan Ă©tait nĂ© avec un troisiĂšme Ćil. Depuis son enfance, il voyait les fantĂŽmes aussi clairement que les vivants. Mais cette fois, lâinstant avait Ă©tĂ© trop bref pour quâil puisse dĂ©terminer la nature de la fille. Avant que le chat nâait le temps de rĂ©pliquer, des bruits de pas prĂ©cipitĂ©s rĂ©sonnĂšrent derriĂšre eux. Zhao Yunlan se retourna et reconnut la mĂȘme silhouette, tĂȘte baissĂ©e, qui remontait lentement vers le toit. Son visage restait flou, impossible Ă dĂ©chiffrer.
Cette fois encore, elle accĂ©lĂ©ra brusquement avant mĂȘme quâil puisse prononcer un mot. Comme si elle voulait battre le monde Ă la cantine, elle courut droit vers le bord du toit et sauta. Zhao Yunlan essaya de lui saisir lâĂ©paule, mais le mĂȘme phĂ©nomĂšne se reproduisit. Sa main passa Ă travers, et la fille disparut sans laisser de trace.
Et puis, ce fut comme si se jeter dans le vide Ă©tait devenu Ă la mode. Une fille, puis une autre, toutes avec un visage indistinct, surgirent et coururent se jeter dans le vide comme si elles devaient attraper les meilleures places au marchĂ©. Zhao Yunlan tenta de toutes les arrĂȘter, mais aucune nâĂ©tait tangible. Des perles de sueur commencĂšrent Ă perler sur son front.
Au dĂ©but, Daqing se trouvait Ă ses cĂŽtĂ©s Ă chaque apparition. Mais aprĂšs la huitiĂšme, le chat sâassit Ă lâĂ©cart. Sa queue balançait de gauche Ă droite avec agacement, tel un pendule.
« Laisse tomber. Ce sont soit des esprits errants, soit des fragments de conscience laissés par les ceux qui se sont suicidés ici. »
Zhao Yunlan ignora le conseil. Il Ă©tait endurant sur de courtes distances et avait suivi un entraĂźnement martial de base. Taper sur deux ou trois voyous ne lui posait aucun problĂšme. Mais Ă force de mauvaise hygiĂšne de vie et de manque dâexercice, il nâĂ©tait pas en grande forme. AprĂšs quelques tentatives seulement, il haletait dĂ©jĂ .
Le chat noir soupira.
« On peut se faire avoir une fois, deux fois⊠Mais huit fois ? Et tu ne peux toujours pas dire si elle est humaine ? »
« Comment sais-tu que câest la mĂȘme fille Ă chaque fois ? Tu peux me prouver quâil nây a aucun humain ici Ă part moi ? Tu peux garantir quâau moment oĂč la prochaine surgira, nous serons encore dans le mĂȘme espace physique que lâinstant dâavant ? Tu pourras dĂ©terminer si elle est humaine ou non au moment prĂ©cis oĂč elle apparaĂźtra ? Rappelle-toi la troisiĂšme rĂšgle : « Ne jamais supposer. » Tu lâas gobĂ©e avec tes croquettes, celle-lĂ Â ? » lança Zhao Yunlan en lançant au chat un regard sĂ©vĂšre.
Le chat noir, habituellement sarcastique et odieux, fit frĂ©tiller sa queue dâun air penaud.
« Tu⊠Tu me grondes ? » marmonna-t-il. « Ce vieux chat que tu as devant toi a vécu des millénaires, et toi, tu oses me donner des leçons, sale gosse ? »
Zhao Yunlan explosa :
« Si tu ne la fermes pas, je tâenlĂšve tes croquettes ! »
Daqing savait reconnaßtre quand il valait mieux se taire. Son ton changea immédiatement :
« Miaouâ »
Câest alors quâune neuviĂšme silhouette apparut. DĂšs que son visage devint visible, Zhao Yunlan sâĂ©cria :
« Mademoiselle, attendez ! »
Mais, comme toutes les autres, la fille ne réagit pas. Elle se précipita droit vers le vide, comme une flÚche tirée à toute vitesse.
« Merde ! » Une fois de plus, Zhao Yunlan ne saisit que du vent. Il frappa violemment la rambarde glacée du toit.
« HmmâŠÂ » Daqing sâapprocha et posa ses deux pattes sur le rebord, reniflant avec attention. « En fait, ce que tu dis nâest pas idiot. Certains esprits errants, comme la vieille tante Xianglin* qui ressasse sans fin ses malheurs, rejouent leur mort encore et encore. Mais dâhabitude, ils ne sont pas si pressĂ©s dâen finir. »
(N/T : La tante Xianglin est un personnage tragique emblĂ©matique de la nouvelle Le Sacrifice du Nouvel An de Lu Xun, contrainte de se remarier aprĂšs la mort de son premier mari puis rejetĂ©e par la communautĂ© comme porte-malheur suite Ă la mort de son second Ă©poux et de son fils, elle passe ses derniers jours Ă raconter inlassablement son malheur. Son exclusion dâun rituel du Nouvel An scelle finalement son isolement. Dans la culture populaire moderne en Chine, son nom est parfois utilisĂ©, de maniĂšre moqueuse, pour dĂ©signer une personne qui radote ou se lamente sans cesse.)
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« Alors quâest-ce que câest ? » demanda Zhao Yunlan.
« De la rancune. » Daqing prit une expression grave â ce qui nâĂ©tait pas une mince affaire avec une tĂȘte pareille.
« Le suicide est un acte considĂ©rĂ© comme une rĂ©bellion contre le destin. TrĂšs souvent, les Ăąmes qui meurent de cette façon ne parviennent pas Ă entrer dans le cycle de la rĂ©incarnation. Pire encore, certaines deviennent incomplĂštes en franchissant la frontiĂšre entre vie et mort, entre yin et yang. Elles errent alors dans le monde des vivants longtemps aprĂšs avoir oubliĂ© comment elles sont mortes⊠Perdues, mĂȘme dans la mort. »
« Les lieux chargĂ©s de rancune peuvent ĂȘtre oppressants, mais peuvent-ils vraiment faire du mal ? » demanda Zhao Yunlan. « Je nâai jamais entendu parler dâun cas pareil. »
Le chat marqua une pause.
« Non, moi non plus. Mais la rancune provient dâĂąmes incomplĂštes. Et « qui se ressemble sâassemble ». Une fois quâelle a atteint un certain niveau, cette rancune peut se manifester physiquement. Câest pour ça que jâai pensĂ© que cette fille Ă©tait une forme incarnĂ©e de rancune, issue de fragments dâĂąmes torturĂ©es, dĂ©vorĂ©es. »
« Et une forme physique comme celle-là peut faire quoi ? »
« Pas grand-chose. La rancune nâest pas le mal. Ce nâest pas une force offensive. Les seuls Ă pouvoir ĂȘtre trompĂ©s ou blessĂ©s par elle sont souvent ceux qui ont dĂ©jĂ quelque chose Ă se reprocher, » expliqua le chat.
« Mais ces fantĂŽmes nâont pas le pouvoir innĂ© de toucher le corps dâun vivant, encore moins de lâĂ©ventrer. Il nây a rien Ă enquĂȘter ici. Partons. »
Zhao Yunlan hésita.
Le chat noir soupira :
« Quand tu devrais Ă©prouver un peu de honte, câest comme si ce mot tâĂ©tait Ă©tranger ; et quand tu devrais faire preuve de souplesse, tu tâentĂȘtes. LâOrdre des Gardiens dâĂme existe depuis des millĂ©naires. Depuis longtemps, ses rĂšglements ne sont plus que des mots vides couchĂ©s sur le papier. Pourquoi tây accroches-tu encore ? »
« Non, je pense encore queâŠÂ » Zhao Yunlan sâinterrompit. Une dixiĂšme fille sâavançait vers le toit.
Lâhomme et le chat se figĂšrent en mĂȘme temps.
Le regard de la fille glissa sur eux sans les voir. Lentement, elle se dirigea vers la rambarde. Comme les neuf prĂ©cĂ©dentes, elle grimpa brusquement dessus et sauta. Mais Zhao Yunlan, mĂ©fiant depuis son apparition, se jeta vers elle et lâattrapa Ă la taille. Le poids soudain fit saillir les veines sur le dos de ses mains. Il avait bel et bien saisi un corps vivant, bien rĂ©el.
Les yeux verts écarquillés de stupeur, le chat bondit sur la rambarde.
La prise de Zhao Yunlan sur la fille Ă©tait prĂ©caire. Il ne pouvait pas forcer. Dans cette position, suspendu Ă la force des bras, mĂȘme un enfant lui aurait paru lourd â alors une adulte⊠Il avait coincĂ© une jambe entre les barres de la rambarde, tandis que tout le haut de son corps basculait dans le vide.
Suspendue dans le vide, la fille sembla soudain reprendre conscience. Poussant un cri strident, elle se débattit violemment par réflexe. Zhao Yunlan ne put que hurler à son oreille :
« Si vous continuez Ă gigoter, vous allez tomber et on retrouvera de vous quâune galette de kaki sĂ©chĂ©e ! Calmez-vous ! »
Un craquement sec retentit dans la rambarde. Peut-ĂȘtre quâelle nâavait pas Ă©tĂ© entretenue depuis des annĂ©es, ou peut-ĂȘtre quâils Ă©taient simplement trop lourds⊠Quoi quâil en soit, elle commença Ă cĂ©der.
Zhao Yunlan, inconscient du danger, continuait à rassurer la fille :
« Tout va bien, tout va bien, tenez bonâ »
Un autre craquement plus violent lâinterrompit : la rambarde cĂ©da dâun coup.
à son oreille, des rires étranges résonnÚrent. Comme si le toit était rempli de spectateurs invisibles, indifférents à la situation. Ils ricanaient, ravis du spectacle.
« Miaou ! » hurla Daqing, comme si on lui avait écrasé la queue.
Au moment critique, alors que la rambarde sâeffondrait complĂštement, quelquâun dĂ©fonça la petite porte du toit. Une silhouette surgit Ă une vitesse surnaturelle.
Zhao Yunlan, pesant de tout son poids sur ses talons, parvint à se renverser en arriÚre. Il pivota avec la fille toujours dans les bras et la poussa vers le nouvel arrivant⊠Mais son pied glissa dans le vide. Une main désormais libre parvint à se raccrocher au rebord. Il se retrouva suspendu dans le vide au dix-huitiÚme étage.
Ce nâest quâĂ ce moment-lĂ que Daqing reconnut enfin Shen Wei, revenu alors quâils pensaient tous quâil Ă©tait parti depuis longtemps.
Shen Wei repoussa aussitĂŽt la fille suicidaire derriĂšre lui, sâagenouilla et attrapa le bras auquel Zhao Yunlan pendait :
« Donnez-moi lâautre main ! Vite ! »
Ce chapitre vous est prĂ©sentĂ© par la Dragonfly Serenade : Traductrice âą Ruyi  â Correctrice ⹠Ruyi
ă»ïŒÊ VoilĂ la fin du chapitre É .ă»
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