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    « Yeonwoo-sunbae, » dit Kim Shin en faisant signe vers la pochE de ma veste. « Je crois qu’on t’appelle. »

    Chaque fois qu’il prononçait mon nom, c’était comme si un interrupteur s’actionnait en moi. En venant à la bibliothèque, je m’étais répété de ne pas me rapprocher de lui, de ne pas lui sourire. Et pourtant, chaque fois qu’il disait ces mots, le mur que j’avais soigneusement érigé s’effondrait comme s’il n’avait jamais existé.

    Je sortis mon téléphone de ma poche. Effectivement, il avait bien sonné. On faisait une pause dans nos révisions, et j’étais probablement trop concentré sur ce que disait Kim Shin — ou plutôt sur son visage — pour m’en rendre compte. Gêné, je me tournai pour cacher mon expression avant de décrocher.

    « Yeonwoo, tu es à la bibliothèque ? » demanda la voix de mon oncle au téléphone.

    « Oui, répondis-je en réalisant que j’avais complètement oublié sa visite aujourd’hui. Tu es où ? »

    « À quel étage tu te trouves ? »

    « Hein ? Tu es déjà arrivé à la bibliothèque ? »

    Il éclata de rire.

    « Ta mère m’a ordonné de vérifier si tu étudiais sérieusement. »

    Je ne trouvais pas sa blague drôle du tout, mais je ris poliment et lui indiquai l’étage où je me trouvais avant d’insister :

    « Tonton, je peux venir te chercher en bas. »

    « C’est bon, répondit-il. J’y suis presque. »

    « Je te rejoins dans l’escalier, alors. »

    Je raccrochai et m’apprêtais à partir, quand je pensai soudain à Kim Shin.

    « J’ai un truc à faire, alors… »

    « C’est ton oncle ? » demanda-t-il.

    « Oui, répondis-je en hochant la tête. Il vient de la campagne pour me voir. Je vais juste lui dire bonjour et je reviens tout de suite. »

    Mais au moment où je me tournai vers l’escalier, je vis déjà mon oncle qui m’attendait. Il n’avait pas menti en disant qu’il était tout près.

    Sachant à quel point il pouvait être impatient, je me dépêchai de le rejoindre.

    « Tonton, tu as déjeuné ? »

    « Oh, t’en fais pas, dit-il. J’ai rendez-vous pour le déjeuner, donc je ne vais pas trop tardé. Tiens, prends ça. »

    Il me tendit un grand sac en papier. Il était lourd — sûrement rempli de crabes marinés.

    « Je sais que tu les adores. Ta tante en a préparé pas mal et m’a dit de t’en apporter… »

    Il s’interrompit brusquement, le regard figé sur quelque chose derrière moi. Avec un sursaut, je me rappelai que Kim Shin était toujours là.

    « Enchanté, monsieur, dit celui-ci poliment dès que leurs regards se croisèrent. Je m’appelle Kim Shin. »

    « Oh… Bonjour, répondit mon oncle en le scrutant attentivement avant de demander, sans détour : Tu n’es pas un alpha, au moins ? »

    La question pouvait paraître brutale, mais Kim Shin conserva son calme et répondit posément :

    « En fait, si, monsieur. Je suis un alpha. »

    Mon oncle plissa aussitôt les yeux, puis tourna son regard vers moi.

    « C’est ton ami ? »

    « Non, répondis-je, avant d’hésiter un instant. C’est… Mon hoobae de la fac. »

    À ces mots, le visage de mon oncle se durcit. Je savais pourquoi, et je ne pouvais pas lui en vouloir.

    Quand j’avais décidé de me réfugier chez lui, ce n’était pas seulement parce qu’il m’avait tendu la main. Le fait que ma tante soit une oméga récessive comme moi avait aussi pesé dans la balance. Elle avait compris ma douleur mieux que quiconque, non seulement à cause de notre statut secondaire commun, mais parce qu’elle avait vécu quelque chose de tout aussi terrible dans sa jeunesse. Même si elle était aujourd’hui heureuse avec mon oncle, un bêta, ses traumatismes l’avaient marquée à vie. Elle n’avait jamais réussi à surmonter sa peur des alphas.

    « Yeonwoo, viens. On va parler en bas. »

    « Tu te rappelles ce que tu as vécu, hein ? Et pourtant, tu traînes avec un alpha… »

    Il soupira.

    « Il m’a suffi d’un coup d’œil pour deviner que c’était un alpha dominant. J’ai raison, pas vrai ? »

    « Oui, murmurai-je, la voix basse, comme un enfant pris en faute. »

    Mon oncle se tendit, comme s’il allait dire ou faire quelque chose, mais se ravisa.

    « Alors ? Tu comptes continuer à le fréquenter ? » demanda-t-il d’un ton dur.

    « Non. »

    « Tu en es sûr ? Tu es sûr de pouvoir couper les ponts, hein ? »

    Cette fois, je ne parvins pas à répondre aussi facilement. Mon oncle le remarqua et choisit de raviver un souvenir que j’aurais préféré oublier.

    « Tu te souviens à quel point ce sunbae alpha te traitait bien à l’époque ? C’est toi qui me le disais, hein ? À quel point il était gentil. Et tu te rappelles ce qu’il a tenté de te faire. Si tu veux pas revivre ce cauchemar, tiens-toi à carreau et reste loin de ce fichu alpha dominant. »


    Même une fois rentré chez moi ce soir-là après le travail, l’avertissement de mon oncle continuait à résonner dans ma tête. Il me hantait tandis que j’entrais dans la maison plongée dans l’obscurité, que je déposais mon sac, rangeais les crabes marinés dans le frigo, puis me changeais machinalement. Et, une fois enfin assis, le visage de l’alpha qui m’avait agressé s’imposa brutalement à mon esprit.

    L’odeur de ce jour-là, l’obscurité de l’endroit, la chaleur suffocante… Tout me revint avec une telle précision que j’en eus le souffle coupé. Je sentais à nouveau son poids sur moi tandis que j’essayais de m’échapper alors que son rire résonnait dans mes oreilles.

    « Tu crois aller où, p’tit con ? Ça fait dix mois que je t’prépare, tu sais. Dix putains de mois. Juste pour ce moment. »

    À l’instant même où j’avais entendu ces mots, j’avais compris que ces dix mois, dont il semblait si fier, représentaient en fait les mois les plus pitoyables, les plus stupides de ma vie. À partir de là, le souvenir horrible de ce qu’il m’avait fait ne se limitait plus à ce jour précis : il englobait toute la période que nous avions passée ensemble. Voilà pourquoi je n’avais pas pu retourner à l’université.

    Mais on dirait bien que j’avais oublié tout ça un peu trop vite. Mon oncle avait raison.

    Je fixai le vide devant moi, plongé dans l’obscurité, puis saisis mon téléphone.

    ❄        ❄        ❄

    Tous les humains naissent égaux et jouissent des mêmes droits — c’était encore une vérité communément admise dans ce monde majoritairement composé de bêtas. Les omégas, bien sûr, souhaitaient ardemment que cela soit vrai. Mais pour les alphas, ce genre d’idéal n’était rien d’autre qu’une foutaise.

    Cela dit, même parmi les alphas, une hiérarchie existait. Se mettre à genoux devant un autre alpha était un coup dur pour l’orgueil, mais c’était une réalité que personne ne pouvait ignorer.

    Pour Kangho, Kim Shin avait été celui qui lui avait infligé ce coup. À l’époque, il venait d’entrer dans un lycée où la majorité des élèves étaient des alphas, et il avait naturellement trouvé sa place au sein d’un groupe d’alphas dominants. Kim Shin aussi en faisait partie.

    Au début, Kangho n’avait pas spécialement de ressentiment envers lui. Il se contentait de le mépriser en silence, se demandant comment un type aussi petit, avec une tête d’ange, pouvait bien être un alpha dominant. Il dégageait à peine des phéromones et ne semblait même pas réagir aux omégas en chaleur. Mais bon, ses autres capacités correspondaient à celles d’un alpha dominant, donc on ne pouvait pas non plus nier totalement son statut.

    Quoi qu’il en soit, Kangho et les autres n’avaient jamais jugé Kim Shin digne d’être un dominant. En plus de tout le reste, il n’avait même pas de famille influente — son père n’était personne.

    Alors pourquoi est-ce qu’il se permettait d’être aussi arrogant ? C’était justement ce comportement-là qui agaçait le plus Kangho. Comment pouvait-il se montrer aussi détaché alors qu’il savait très bien qu’il ne jouait pas dans la même cour que les autres alphas dominants ?

    À l’époque, Kim Shin ne parlait qu’à deux ou trois amis proches. On aurait dit qu’il s’excluait lui-même des autres dominants. C’est ce comportement qui avait poussé quelques aînés à vouloir lui donner une bonne leçon. Et quand Kangho avait entendu parler de ça, il avait été aussi excité qu’un gamin avant sa première sortie scolaire.

    Malheureusement, Kangho n’avait pas pu assister à la baston. Il n’en avait entendu parler que quelques jours plus tard.

    « Ils se sont fait démonter. »

    « Kim Shin ? »

    « Non. Nos sunbaes. »

    Kangho n’y avait pas cru. C’était impossible — Kim Shin avait dû tricher. Comment un gamin au visage de bébé aurait-il pu éclater des grands costauds ? Mais il avait bien été obligé de revoir son jugement quand il avait vu Kim Shin avec à peine une égratignure au visage, alors que les autres étaient couverts de bleus.

    Depuis ce jour, Kim Shin lui était resté en travers de la gorge. Pourquoi ce type avait-il la force d’un alpha, mais pratiquement aucune phéromone ? Pourquoi tous les mecs qui traînaient avec lui lui obéissaient au doigt et à l’œil — parfois même avec de la peur dans les yeux ?

    Ces frustrations n’avaient trouvé de réponse que vers la fin de la première année de lycée, quand son père avait évoqué Kim Shin sans prévenir.

    « Sois ami avec lui, » lui avait-il ordonné. « Reste dans ses bonnes grâces. »

    « Pourquoi ? »

    « Fais ce que je te dis. Ça te servira plus tard. »

    Kangho avait aussitôt compris : s’il disait ça, c’était forcément une question d’argent. Et effectivement, il s’était avéré que le grand-père paternel de Kim Shin était un homme extrêmement riche. Mais cela n’avait pas dissipé tous ses doutes.

    Les alphas dominants avaient légalement le droit d’acheter des omégas récessifs pour apaiser leurs pulsions sexuelles à partir de dix-sept ans. Ce privilège, les autres l’exploitaient dès qu’ils en avaient l’occasion, se ruant vers les services d’omégas comme des papillons attirés par la lumière. Kim Shin, lui, n’y avait jamais eu recours… Pas avant la fin de leur deuxième année.

    Jusque-là, Kangho avait ignoré le conseil de son père de se rapprocher de lui — et il en avait presque été fier. Pourquoi devrait-il traîner avec ce connard ? Ce n’était même pas un alpha normal. C’était un type louche, qui avait toujours l’air d’un gosse, et qui restait minuscule malgré l’âge. C’était bien pour ça que Kangho s’était senti libre de le rabaisser à sa guise, malgré sa force et sa richesse.

    Mais le 31 décembre de cette année-là, tout avait changé. Et quand Kim Shin était revenu au lycée pour sa troisième année, il était devenu un tout autre homme — l’alpha le plus redoutable que Kangho ait jamais rencontré.


    C’est complètement par hasard que Kangho apprit la nouvelle. Il était passé dans la salle de son club pour récupérer quelque chose et était tombé sur trois des meilleurs amis de Kim Shin. Il jura intérieurement en les voyant — ils avaient tous cette attitude hautaine, comme s’ils étaient Kim Shin en personne. Ça le rendait dingue. Mais il ne pouvait pas le montrer. Après tout, dans ce monde où les humains étaient classés comme des morceaux de viande, ces types s’écrasaient devant un homme bien au-dessus de lui.

    Forçant un sourire, Kangho s’approcha.

    « Ça fait longtemps, vous trois. »

    Un seul lui répondit, un simple :

    « Yo. »

    Un autre le regarda, puis détourna les yeux sans rien dire.

    Kangho hocha la tête, fit semblant de rien, et alla s’asseoir à une grande table en attendant que son pote le rejoigne. Les yeux fixés sur son téléphone, il gardait pourtant toute son attention braquée sur les trois types. Ils parlaient de Kim Shin.

    « Je réserve dans quel resto ? » demanda l’un d’eux. « On demande à Shin ? »

    « Il mange de tout, ce mec. J’l’ai jamais entendu dire qu’il avait une préférence. »

    « Il est comme ça pour tout, en fait. Il réagit jamais à rien. Sauf quand ça concerne ça… Là, il rigole pas. »

    Le type n’avait pas précisé ce que ce ça désignait, mais Kangho comprit tout de suite. Kim Shin était un alpha éveillé, et ce genre d’alphas, qui représentaient une infime minorité, ne vivaient que pour l’oméga qui avait causé leur éveil. C’était triste à voir — dans un monde où les alphas pouvaient s’amuser avec tous les omégas qu’ils voulaient, les éveillés, eux, n’en désiraient qu’un seul. Même quand Kangho avait appris la nouvelle, choqué, il avait quand même eu le réflexe de se moquer de cette réalité.

    « Envoie un message à Shin, demande-lui s’il a envie de manger un truc en particulier. »

    L’un des gars pianota sur son téléphone, puis les trois commencèrent à plaisanter entre eux en attendant la réponse. Ces enfoirés n’essayèrent même pas de l’inclure dans la conversation, alors qu’il était littéralement assis juste à côté d’eux.

    Kangho serra les dents pour ravaler sa frustration. Il se força à garder un visage neutre malgré l’agacement. Peu importe combien il les détestait, il fallait qu’il trouve un moyen d’intégrer leur petit cercle — son père n’arrêtait pas de lui parler de Kim Shin, encore et toujours.

    Rien que d’y penser, ça le dégoûtait, mais son cerveau se mit à tourner à toute vitesse : Comment je pourrais les rejoindre pour le déjeuner ? Peut-être qu’il pouvait leur recommander un resto ? Sauf que ces fils à papa blindés de fric s’en foutaient sûrement des restos classiques. Il fallait un endroit difficile d’accès, un resto hyper select…

    « Hein ? Shin dit qu’il vient pas, » lança soudain l’un des trois, les yeux rivés à son écran.

    « Il a un truc de prévu ? » demanda un autre.

    Mais celui qui avait reçu le message resta silencieux. Il fixait toujours son téléphone, comme figé.

    Kangho trouva ça louche. Il releva légèrement la tête pour mieux l’observer. Le type avait l’air d’avoir vu un fantôme. Pourquoi il tirait une tronche pareille ?

    Finalement, il lâcha lentement :

    « Les gars… Il l’a retrouvé. »

    « Retrouvé qui ? » demanda l’un de ses potes, posant exactement la question qui tournait dans la tête de Kangho.

    Mais la réponse était déjà là, suspendue dans l’air. Tous comprirent instantanément.

    Tout le monde savait que Kim Shin cherchait quelqu’un depuis très, très longtemps : l’oméga qui avait déclenché son éveil.

    Kangho resta pétrifié. Quoi ? Kim Shin l’avait vraiment retrouvé ? !


    ・.ʚ Voilà la fin du chapitre ɞ .・

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