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    Les lèvres du vieil homme se pincèrent en une moue contrariée, puis il tourna les yeux vers moi — j’avais visiblement suivi toute la scène.

    Il hocha la tête.

    « Alors partageons. »

    « P-Partageons… La même boisson ? »

    Il me lança un regard comme si j’étais le dernier des imbéciles.

    « Non, on en prend une en promo « une achetée, une offerte » et chacun prend la sienne. »

    Je poussai un soupir de soulagement.

    « Non. On profite d’une promo « une achetée, une offerte » et chacun prend la sienne. »

    Je poussai un soupir de soulagement.

    Toujours agacé, le vieux jeta un coup d’œil rapide au présentoir des boissons chaudes. Aucune trace d’une offre « une achetée, une offerte » — uniquement des promos du genre « deux achetées, une offerte ». J’ouvris la bouche pour le lui faire remarquer, mais il s’en rendit visiblement compte tout seul et s’éloigna aussitôt d’un pas rageur vers le frigo. Boire une boisson froide en plein hiver n’était pas du tout ce que j’avais prévu, mais bon…

    Fais comme si on était en plein été, me dis-je en le suivant jusqu’aux frigos. J’étais un peu inquiet à l’idée qu’il m’oblige à prendre un truc bizarre si c’était la seule boisson en promo, mais au final… Il n’y en avait aucune.

    En bon consommateur averti, le vieux partit aussitôt se plaindre au gérant.

    « Pourquoi elles sont toutes en « deux achetées, une offerte » ? Vous attirez les gens avec du « une achetée, une offerte » pour ensuite tout remplacer et espérer qu’on dise merci ? C’est ça, votre sens des affaires ? »

    Le gérant le fixa avec la lassitude de quelqu’un habitué à gérer des clients pénibles.

    « Donc vous n’achetez rien ? » demanda-t-il.

    « Recommandez-moi une boisson avec une vraie promo et je l’achète », marmonna le vieux, nettement moins sûr de lui.

    Le gérant consulta la liste des offres collée à la caisse.

    « Il n’y a qu’une seule boisson en « une achetée, une offerte » dans tout le magasin. »

    « C’est laquelle ? »

    Il fit un signe du menton vers le frigo.

    « Whal Myung Su*. »

    Oh… Oh non.

    « Je la prends ! » répondit aussitôt le vieux.

    Et c’est ainsi que je me suis retrouvé à avaler un tonique digestif au hasard, le tout dès mon premier jour de boulot.


    On n’avait pas fixé d’heure pour se retrouver, Kim Shin et moi, mais je me rendis à la bibliothèque à peu près à la même heure que la veille. J’aurais dû profiter du trajet en bus pour planifier mes révisions, ou au moins réfléchir à mon nouveau boulot, mais mon esprit était entièrement accaparé par l’alpha avec qui j’allais m’asseoir.

    Je suis un oméga, né pour être guidé par ses instincts — et c’est précisément pour ça que je suis obsédé par les relations qui ne s’y réduisent pas. Jamais je n’aurais cru pouvoir penser autant à quelqu’un que je n’avais vu que deux fois… Trois, si je comptais la fois où je l’avais vu sauver cet oméga l’année dernière. Si seulement il était né bêta. Si seulement il n’y avait pas eu ces foutues phéromones…

    « Prochain arrêt : la bibliothèque municipale. Je répète, prochain arrêt : la bibliothèque municipale. »

    Dès la fin de l’annonce, je me levai d’un bond, attrapai mon sac et me dirigeai vers la porte. Je n’avais même pas remarqué qu’on était déjà arrivés — les vitres étaient tellement embuées à cause de l’écart de température qu’on ne voyait plus rien dehors.

    J’étais encore complètement dans mes pensées. J’avais l’impression d’être sur une balançoire, oscillant entre la confiance que j’avais placée dans ces murs intérieurs bâtis au fil des années… Et la peur qu’une simple bouffée de ses phéromones suffise à tout faire s’effondrer.

    Le bus s’arrêta, et les portes s’ouvrirent dans un bip. Un vent glacé s’engouffra aussitôt, s’enroulant autour de moi comme un brouillard.

    Toujours perdu dans mes pensées, je ne pris même pas la peine de regarder autour de moi en descendant. Lorsqu’une grande silhouette se dressa devant moi, je me décalai machinalement pour la contourner, pensant qu’il s’agissait simplement de quelqu’un qui attendait pour monter.

    Jusqu’à ce que cette personne appelle mon nom.

    « Yeonwoo-sunbae ! »

    J’étais si surpris que je me retournai brusquement, manquant de percuter un autre passager derrière moi. Je ne l’évitai que parce que l’homme qui avait prononcé mon nom eut heureusement le réflexe de me tirer en arrière. Sauf que…

    Je levai les yeux vers Kim Shin, désormais si proche que nos torses se frôlaient presque. Idiot, ce n’est pas le moment de jouer au héros !

    « Tu vas bien ? » demanda une voix grave venue d’au-dessus de ma tête.

    « O-Oui », réussis-je à balbutier faiblement.

    Je voulus reculer pour mettre un peu de distance entre nous, mais à peine avais-je bougé qu’une autre personne me heurta dans le dos, me forçant à rester immobile.

    Tentant de masquer mon embarras grandissant, je posai la première question qui me vint à l’esprit :

    « Qu’est-ce que tu faisais ici ? »

    Il détourna le regard, son sourire se faisant un peu plus rigide.

    « C’est ici que je devais descendre aussi. »

    Évidemment. S’il prend le bus pour aller à la bibliothèque comme moi, c’est logique qu’il soit là.

    Pendant qu’on parlait, le bus s’éloigna et l’espace derrière moi se vida. Je fis alors le pas en arrière que j’avais voulu faire plus tôt, mais je ne pus aller plus loin — Kim Shin tenait toujours mon bras.

    Je levai les yeux vers lui, surpris. Il me regarda droit dans les yeux pendant un long moment, puis secoua la tête, desserra ses doigts et me relâcha.

    « Ce n’est rien », marmonna-t-il.

    On aurait dit qu’il voulait me dire quelque chose, mais l’arrêt de bus balayé par le vent était bien trop froid pour qu’on s’y attarde. Et, pour être honnête, même sans ce froid mordant, j’aurais voulu avancer. Mon cœur battait à tout rompre, et à chaque inspiration, le parfum boisé de ses phéromones allumait en moi une étincelle que je ne savais pas comment éteindre.


    Aujourd’hui, il n’y avait pas assez de places libres dans la salle d’étude pour qu’on puisse s’asseoir face à face. Kim Shin prit place à côté de moi, avant de déposé son sac à ses pieds.

    Pour lui, s’asseoir à côté de moi ne devait rien signifier. Mais moi, j’étais une boule de nerfs. Il suffisait que je bouge un tout petit peu le bras pour le frôler.

    Et comme si ce n’était pas déjà assez gênant, alors que j’étais emmitouflé dans mon combo habituel doudoune-pull-t-shirt, lui ne portait qu’un fin pull bleu marine et un manteau court. Le tissu doux et moulant dessinait parfaitement les contours de son corps athlétique. Il épousait ses épaules, son torse, ses bras… Et se détendait à peine sur son ventre plat.

    J’essayai de ne pas le regarder, mais le côté droit de mon corps, tourné vers lui, devint incroyablement sensible. Mon bras et ma jambe étaient comme paralysés, au point où j’en eus presque des crampes.

    Quand il se leva finalement en s’excusant pour passer un appel, je laissai échapper un profond soupir de soulagement, sans m’en rendre compte.

    Allez, Yeonwoo, tu peux le faire ! Détends-toi et concentre-toi sur tes révisions. Une fois qu’il aura retrouvé ce lycéen alpha, tu n’auras plus jamais à le revoir… Enfin, peut-être à l’école… Mais vous n’êtes pas dans la même filière, donc peu de chances !

    Alors que je m’efforçais de me convaincre que nos chemins allaient se séparer, Kim Shin revint à sa place… Puis se tourna brusquement vers moi.

    Sa grande main vint agripper le dossier de ma chaise, et il se pencha tout près. Coincé entre son bras et son torse, j’eus l’impression d’être enfermé dans une bulle isolée du monde. Pris de court, je tentai de me décaler, mais je ne pouvais pas aller bien loin.

    Son torse effleura mon épaule. Son visage était si proche que je crus sentir ses cheveux frôler ma joue. J’étais tellement abasourdi par cette soudaine proximité que je ne réalisai que trop tard ce qu’il faisait.

    J’ai un petit imprévu, avait-il écrit dans mon cahier avec un stylo. Je dois y aller. Désolé.

    « Non, t’en fais pa— » commençai-je à répondre avant de me raviser en me souvenant de l’endroit où on se trouvait.

    Je pris mon propre stylo et écrivis à mon tour dans le cahier. Mon bras touchait son torse à chaque mouvement, ce qui me rendit tellement nerveux que mon écriture ressemblait à celle d’un enfant en maternelle.

    Ce n’est rien. Tu devrais partir vite, alors, Hoobaenim.

    Kim Shin resta penché au-dessus de moi, silencieux, sans répondre. Il fixait le cahier d’un air étrange. Mon écriture est-elle à ce point horrible ?

    Finalement, il reprit son stylo et écrivit :

    J’aimerais que tu ne sois pas aussi formel avec moi, Yeonwoo-sunbae.

    La façon dont on est maintenant me convient parfaitement, répliquai-je rapidement.

    Il n’y avait aucune raison pour que lui et moi devenions proches. Une fois le lycéen alpha retrouvé, on n’aurait plus aucune raison de se revoir.

    Mais malgré ma certitude, le stylo de Kim Shin sembla vouloir penser autrement. Moi, ça ne me convient pas, écrivit-il.

    Pourquoi ?

    Être formel rallonge les phrases.

    Je ravalai un rire, peinant à le contenir. Puis, évitant sa grande main posée sur mon cahier, j’enfonçai la mine de mon stylo sur le papier et écrivis mot à mot dans un coin vide :

    Alors on peut juste arrêter de parler, non ?

    Hors de question.

    Pourquoi ?

    Parce que c’est marrant.

    Ah bon ?

    Ouais.

    Interloqué, je laissai échapper un souffle tremblant en fixant ce dernier mot, dépouillé de toute formule de politesse. Je tournai la tête vers Kim Shin, encore bouche bée, et croisai son regard. Ses yeux brillaient de malice, et un sourire radieux lui courbait les lèvres.

    Mon cœur fit un bond, mais cette fois, ça n’avait rien à voir avec ses phéromones.


    En repensant à ce qui s’était passé à la supérette hier, j’avais décidé de passer ma pause dans la réserve aujourd’hui. C’était pas l’endroit le plus confortable — pas de chauffage, presque aussi froid que la chambre froide — mais c’était la meilleure planque que j’avais pour l’instant.

    Mes doigts s’engourdissaient à cause du froid pendant que je tapais sur mon téléphone. Un ancien camarade de classe m’écrivait encore, et entre deux réponses, je faisais craquer mes doigts ou je les serrais en poings pour les réchauffer.

    On devrait se trouver un moment pour revoir tout le monde, m’écrivit-il, en parlant des autres de notre promo avec qui j’étais proche avant.

    Je doute que beaucoup soient encore sur le campus, répondis-je. Ils doivent tous avoir trouvé un boulot maintenant.

    Non, y en a encore quelques-uns ! Moi compris… Tu sais vraiment viser là où ça fait mal, hein ?

    Je l’imaginais très bien en train de bouder et ça me donnait presque envie de rire, mais le froid gelait mes lèvres.

    Même ceux-là doivent plus trop venir. Ils ont quasiment plus de cours.

    Nan, ils passent encore. On cherche du taf ensemble. Pfff, le campus va grave me manquer…

    Je le voyais déjà à sa remise de diplôme. L’image de lui en train de pleurer à chaudes larmes en montant sur scène me traversa l’esprit comme une vision parfaitement claire.

    Quand j’eus fini de prédire son avenir, trois nouveaux messages m’attendaient déjà.

    Ah, tu sais quoi ? En allant en cours aujourd’hui, j’ai vu TOUS les omégas complètement en transe.

    Non en fait, pas que les omégas. Les filles bêtas aussi étaient à fond.

    Apparemment, pendant ton absence, un alpha dom super populaire est arrivé en première année, et je crois qu’il était sur le campus aujourd’hui. Tout le monde était en feu.

    Je m’apprêtais à lui balancer une vanne — Un alpha dominant super populaire ? Il fait trois mètres de haut ou quoi ? — mais je me figeai en pensant à un certain alpha dominant que je connaissais déjà. À peine son image traversa mon esprit que je me retrouvai à nouveau dans la bibliothèque ce matin, à le regarder tracer son stylo sur mon cahier. À un moment, il avait dû avoir chaud, car il avait retroussé ses manches jusqu’aux coudes, et je revoyais avec une précision absurde la façon dont ses muscles se tendaient à chaque mouvement. Mais non… Ça ne peut pas être lui, si ?

    C’est quoi son nom ?, envoyai-je.

    Aucune idée.

    Je restai un moment à fixer mon écran, me demandant si ça valait la peine de creuser. Mon pote savait plein de trucs, mais c’était rarement des infos utiles.

    Nouvelle vibration.

    Pourquoi ? Il t’intéresse ? Puis il ajouta :

    Ça t’irait bien, un alpha comme lui. Enfin, j’ai entendu dire qu’il avait une personnalité de merde.

    Hein ? Une personnalité de merde ? Alors ce n’était sûrement pas Kim Shin. Mais l’idée qu’un alpha plus impressionnant que lui existe me semblait improbable. L’humanité a bien évolué… Les alphas progressent à une vitesse folle.

    Encore un message. Mon pote ne lâchait pas l’affaire.

    Apparemment, il parle à personne sauf à ses potes alphas. Genre vraiment, c’est un gros con. Les gens disent que c’est le mec le plus prétentieux qu’ils aient jamais rencontré… Et c’est justement pour ça qu’il est populaire. Ah, et il paraît qu’il a une voix hyper sexy.

    Kim Shin avait aussi une voix incroyable, mais lui au moins parlait avec tout le monde. Et depuis qu’on s’était rencontrés, il avait toujours été gentil avec moi. Mais le fait que je pense à lui comme ça me donne juste l’air pitoyable. Je changeai de sujet.

    Tu veux qu’on se voie bientôt ? Je viens de commencer un nouveau boulot, donc faut que ce soit un jour où je bosse pas.

    Grave, ça marche. Ah, au fait Yeonwoo, y a un de mes hoobaes qui m’a posé une question sur toi aujourd’hui.

    Moi ? Qu’est-ce qu’il voulait ?, répondis-je, avec une drôle d’impression au fond de l’estomac.

    Il mit un moment à répondre, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Finalement, il m’écrivit :

    Il m’a demandé si je connaissais un oméga plus âgé qui avait pris un congé à cause d’un alpha. Il avait l’air suspect, donc je lui ai demandé pourquoi il voulait savoir. Il m’a dit qu’il s’inquiétait pour un pote oméga. Alors je lui ai balancé le nom de ce connard qui t’avait harcelé. Il a peut-être été diplômé, mais c’est toujours une ordure.

    Je ne répondis pas. Je restai planté là, à fixer l’écran pendant un long moment. Quand je revins à moi, ma pause était finie. Mes jambes étaient toutes engourdies à force d’être resté accroupi sur une caisse, et je boitai jusqu’au couloir.

    Arrête d’y penser. Retourne bosser.


    L’hiver, c’était pas la saison la plus simple pour moi. Je chopais vite froid, et j’avais du mal à respirer à cause de mes bronches fragiles. Mais il y avait un truc qui valait le coup : plus il faisait froid, plus les gens restaient enfermés chez eux. Ce qui voulait dire moins de monde dans les rues à se vider sexuellement n’importe où, n’importe quand.

    Bien que le gouvernement encourage les alphas et les omégas à prendre régulièrement des inhibiteurs pour contrôler leur libido, beaucoup ne le faisaient pas en réalité. Il paraîtrait que le plaisir éprouvé pendant un rapport en période de rut ou de chaleur atteignait un tout autre niveau, et certains étaient prêts à renoncer à toute forme de rationalité pour goûter à cette extase.

    Un mouvement prônant l’acceptation des instincts naturels avait aussi gagné en popularité quelques années plus tôt, ce qui n’avait fait qu’aggraver les choses. Résultat : ce n’était pas rare d’entendre des gémissements gênants au détour d’une ruelle ou de tomber sur deux personnes collées l’une à l’autre comme de la glue dans un parc la nuit.

    Les bêtas représentaient la majorité de la population mondiale, mais si de tels actes indécents étaient tolérés en public, c’était bien parce que les alphas dominaient la société. Et le fait que de nombreux bêtas espèrent qu’un alpha en rut les choisira comme partenaire sexuel n’aidait pas non plus.

    Avec la modernisation du monde, j’avais la nette impression que les normes sociales autour du sexe disparaissaient peu à peu. Je savais que cela inquiétait les générations plus âgées, ainsi que d’autres omégas comme moi, terrifiés par ce laisser-aller. Hélas, à mes yeux, l’époque de la retenue et de la pensée rationnelle appartenait déjà au passé.

    Ce sentiment ne fut pas démenti lorsque je traversai la rue pour m’engager dans la ruelle qui menait chez moi, et qu’un gémissement sonore me parvint aussitôt. Le son était facile à localiser — il venait d’un immeuble près de l’entrée de la ruelle.

    « Aaah ! Oui ! Mmmnnn… »

    Sérieusement ?


    ・.ʚ Voilà la fin du chapitre ɞ .・

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