Chapitre 04
par Ruyi ♡Grâce à un collègue aussi bavard que sympathique, il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre ce qui se tramait réellement derrière cette obsession pour les étudiants de W.U. Et pourquoi notre patron tenait tant à les embaucher.
« D’après les rumeurs, le président Noh – le proprio, le grand manitou de l’immobilier – vient souvent manger ici », m’expliqua Kijoon, un serveur à temps partiel. Il était en train de me briefer sur mes tâches quand notre conversation avait naturellement glissé vers ce sujet. « Apparemment, il sait que le staff vient de W.U., alors il passe de temps en temps. »
« Une rumeur ? Tu veux dire que personne ne l’a jamais vu ? » demandai-je, intrigué.
« Personne ne sait à quoi il ressemble, alors on ne peut pas l’identifier clairement. Mais bon, on peut dire que la stratégie du patron a payé. »
« Et en quoi ? »
« Le président Noh a la réputation d’être extrêmement radin. À chaque renouvellement de bail, il monte les loyers en flèche et raccourcit les contrats. » Il me lança un clin d’œil. « Sauf pour nous. Le nôtre n’a pas bougé d’un poil. »
… Donc c’était vrai. Ça avait marché.
Mais une chose me chiffonnait encore. « Pourtant, le patron m’a dit que j’étais le seul employé actuellement inscrit à W.U. Ce n’est pas vrai ? »
Kijoon haussa les épaules. « Le salaire est un peu plus élevé ici, c’est sûr. Mais entre nous, tu connais beaucoup d’étudiants d’une fac aussi prestigieuse qui accepteraient de faire la plonge ou le service, alors qu’ils peuvent se faire un max en donnant des cours particuliers ? »
Euh… Moi ?
« C’est pour ça qu’ils recrutent surtout des étudiants du campus satellite*, comme moi », ajouta-t-il avec un sourire.
(N/T : Un campus satellite, un campus secondaire ou un campus régional est un campus d’une université ou d’un collège physiquement éloigné de l’université ou du collège d’origine.)
J’eus un bref instant de recul. Ce patron, qui m’avait paru si chaleureux et simple au premier abord, était en fait un sacré stratège.
« Mais pourquoi le président Noh est-il aussi obsédé par les étudiants de W.U. ? » finis-je par demander.
Kijoon eut un air théâtral et leva la main pour compter sur ses doigts. « Alors, trois théories circulent. Premièrement : il a essayé d’entrer à W.U. Pendant dix ans et s’est fait recaler à chaque fois. Deuxièmement : son amour de jeunesse était une étudiante de W.U., morte tragiquement, et son fantôme hanterait encore le campus. Troisièmement : son petit-fils est étudiant là-bas. Laquelle tu choisis ? »
« … Clairement la troisième. »
« Moi, je vote pour la première. Une obsession pareille, ça doit venir de quelque chose de plus profond que juste un petit-fils. »
Si on suit ce raisonnement, la deuxième version est même plus crédible… Et nettement plus romantique.
« Quoi qu’il en soit, ça fait plaisir d’avoir un vrai étudiant de W.U. Parmi nous. »
« Le campus satellite de W.U., ça reste W.U., Kijoon. Tu es aussi légitime que moi. »
Il me sourit franchement, touché. « Merci. Je suis tout à fait d’accord. Au fait, tu commences demain après-midi, pas vrai ? Tu devrais profiter de ta dernière journée tranquille. »
Kijoon m’avait conseillé de sortir un peu, de m’amuser, mais franchement, je n’avais rien de précis en tête. J’ai failli appeler un ami, puis je me suis souvenu de la bibliothèque que j’avais aperçue depuis le bus en allant au resto. Alors, j’y suis allé.
Je me suis dit que ce serait pas mal de repérer les lieux, surtout si je comptais y bosser le matin avant de commencer mon travail.
En m’approchant du bâtiment, j’ai remarqué son allure imposante, presque comme un temple grec. En la contemplant, j’ai senti une vieille étincelle se rallumer en moi : mon amour de l’apprentissage.
Mais cette exaltation n’a pas suffi à me réchauffer. Il faisait un froid de canard. J’ai détourné les yeux de la façade majestueuse, enfoncé mon nez dans mon écharpe et pressé le pas pour échapper au vent glacial.
Juste avant d’entrer, je me suis arrêté pour observer les alentours. Difficile à croire que seulement trois ans plus tôt, j’étais planqué dans un conteneur maritime non loin d’ici, après m’être gavé d’herbes suppressives. C’est aussi là que j’avais croisé un adolescent en fuite. Le décor avait changé, certes, mais quelques repères subsistaient. C’était bien le même endroit.
Et pourtant, en repensant au paysage dystopique d’alors, avec ses bâtiments à moitié construits et ses décombres de chantier, j’avais l’impression que ça appartenait à un autre monde. En trois ans, tout avait changé—sauf moi. De toutes les choses qui évoluent dans cet univers, les humains sont peut-être les plus lents.
Une fois à l’intérieur, j’ai emprunté un bouquin et me suis installé dans une salle d’étude pour commencer à lire. Mais à peine avais-je entamé ma lecture qu’un faible gémissement a attiré mon attention.
La salle, sans cloisons mais avec de longues tables en bois, permettait de repérer facilement l’origine du bruit. Il venait d’un gamin, pas plus vieux qu’un élève de cinquième.
Le visage rougi, les mains tremblantes et le dos voûté, il avait tout l’air d’un oméga en plein début de chaleur. Vu son jeune âge, il n’avait probablement pas beaucoup d’expérience dans la gestion de ses symptômes.
Sous mes yeux, il s’est levé d’un coup et a quitté la pièce, suivi de près par son ami.
À ce stade, j’aurais pu ne pas m’inquiéter davantage. Mais deux lycéens, assis non loin, ont attiré mon attention avec leurs rictus moqueurs. L’un d’eux, au moins, dégageait une aura d’alpha.
Je doutais qu’ils s’en prennent à un gamin aussi jeune, mais… Mieux valait être prudent. J’ai sorti un petit sachet en plastique de mon sac et je suis sorti à mon tour.
J’ai dû fouiller plusieurs toilettes avant de les trouver, au deuxième étage. L’ami du collégien attendait devant une cabine fermée, l’air inquiet.
« Hé, ça va ? Tu veux que j’appelle quelqu’un ? » lança-t-il, anxieux.
« Oui, ce serait mieux », ai-je répondu. Surpris, il s’est retourné vers moi, les yeux écarquillés. Je l’ai ignoré et j’ai frappé doucement à la porte.
« Hé, gamin. Tu n’as pas pris d’herbes aujourd’hui ? »
« J’ai pris des comprimés… Avant de venir à la bibliothèque… », haleta-t-il à travers la porte.
« Les cachets, ça ne suffit pas. L’effet est faible et ça s’estompe vite. Les herbes sont bien plus efficaces pour gérer une chaleur. Ouvre, je vais t’en donner. »
Un silence hésitant suivit. Puis la porte s’ouvrit doucement.
Le gamin était assis sur la cuvette fermée, courbé sur lui-même. Je lui tendis quelques herbes séchées.
« Allez, mâche et avale. »
Son visage déjà rouge se tordit de dégoût. Des larmes lui montèrent aux yeux.
« Mais… Ça a un goût horrible… »
J’ai failli rire devant cette plainte enfantine, mais je me suis contenté de répondre d’un ton sérieux :
« Alors, tu préfères coucher avec un alpha et finir enceinte, c’est ça ? »
Il sursauta, horrifié, avant de se jeter sur les herbes pour les fourrer dans sa bouche. Je lui en donnai un peu plus pour être sûr, en lui rappelant de ne rien laisser.
Quand il eut tout avalé, je repris :
« Appelle tes parents ou un adulte de confiance pour qu’ils viennent te chercher. »
Le gosse renifla, les joues trempées de larmes. Il secoua la tête.
« Je vais appeler mon oncle… »
Derrière moi, son ami laissa échapper un souffle de surprise.
« Hein ? Tu parles bien de celui auquel je pense ? Trop stylé. »
Stylé ? Qu’est-ce qu’il a, cet oncle ? C’est un alpha ultra musclé de trois mètres de haut ou quoi ?
Je lançai un dernier avertissement à l’ami de l’oméga, qui n’en finissait plus de s’émerveiller.
« Ne retournez pas à la salle d’étude sans adulte. Il y a un alpha là-bas. Je vais garder vos sacs en attendant. »
Il hocha frénétiquement la tête.
« Tu veux dire ces deux lycéens, hyung* ? Ils le suivaient depuis qu’on est arrivés. J’ai entendu des trucs dégueulasses, comme quoi les omégas fraîchement différenciés sont instables, que les inhibiteurs marchent mal sur eux… L’un d’eux a dit qu’il ferait un « jouet parfait »… Puis, ils ont éclaté de rire. J’ai failli vomir. »
(N/T : Hyung (형) est un terme honorifique coréen utilisé par un garçon pour s’adresser à un autre garçon plus âgé.)
(Note de Ruyi : Je suis choqué… )
J’ai eu envie de dire : « Dans ce cas, vous auriez dû rentrer chez vous immédiatement », mais je me suis retenu. Ce ne sont que des gamins. À cet âge, la moindre remarque peut les faire exploser.
« Il disait qu’il avait pris ses suppressifs et qu’il se sentait bien, alors il a cru que ça irait… » marmonna l’ami de l’oméga en baissant les yeux, avant de me lancer un regard inquiet. « Toi aussi, tu es un oméga ? »
Je ne répondis pas. Je me contentai de lui sourire brièvement avant de quitter les toilettes. Je me dirigeai vers un membre du personnel de la bibliothèque, lui expliquai la situation et lui demandai de garder un œil sur les collégiens. Puis, je retournai dans la salle d’étude.
Quand je récupérai les sacs des deux garçons, les lycéens alpha remarquèrent immédiatement mon geste. Ils froncèrent les sourcils, mais détournèrent vite les yeux quand je leur lançai un regard appuyé, se contentant de chuchoter entre eux.
De retour à ma table, je continuai à les surveiller du coin de l’œil tout en faisant semblant de lire. Heureusement, ils ne cherchèrent pas à suivre l’oméga. Tant mieux.
Mais au bout de deux heures, le soulagement fit place à une gêne bien plus concrète : j’avais la dalle. Personne n’était encore venu récupérer les sacs. Je ne pouvais pas partir tant que les gamins n’étaient pas revenus.
À défaut de mieux, j’avalai plusieurs cafés du distributeur. Mauvaise idée. Chaque gorgée n’était qu’un mélange amer de liquide brûlant, de calories vides, et de frustration. Si dans trente minutes personne ne vient, je descends m’acheter un sandwich, peu importe.
C’est à ce moment-là que quelqu’un me tapota le bras.
Je me retournai et vis le collégien oméga. Je lui tendis son sac et celui de son ami, qu’il reprit avec un sourire reconnaissant.
« Merci de m’avoir aidé. »
« Pas de souci. Tes parents sont là ? »
Les lycéens étaient partis depuis un moment, donc ce n’était plus une urgence, mais je préférais vérifier. Le garçon secoua la tête, confiant :
« Non, juste mon oncle. Je lui ai parlé des hyungs qui m’ont harcelé. Il est en train de les chercher pour leur passer un savon. »
Un léger sourire me vint. « Il a l’air de beaucoup tenir à toi. »
Fier, le gamin bomba le torse… Avant de froncer les sourcils.
« Mais on n’arrive pas à les trouver. »
Je hochai la tête. « Ils ont quitté la salle avec leurs sacs y a un moment déjà. »
Il parut un peu déçu, mais reprit rapidement contenance.
« C’est pas grave. Je suis sûr qu’on les recroisera. Et là, j’appellerai direct mon oncle. »
Quelle confiance… Son assurance dans la protection que lui offrait sa famille me réchauffa le cœur.
Rassuré, je lui adressai un dernier signe de tête et me tournai pour regagner ma place. Mais il m’attrapa par le bras.
« Oh, attendez un peu ! »
Il scruta les alentours, puis cria :
« Tonton ! Par ici ! »
Un homme montait justement les escaliers au centre de la bibliothèque. À l’appel, il se retourna et grimpa les dernières marches avant de s’approcher.
Ce qui me frappa en premier, ce fut sa carrure imposante. Ensuite, ce fut son regard—froid, perçant, presque figé. Je me surpris à retenir mon souffle. Ce visage…
Une aura intense émanait de lui. Pas des phéromones. Juste une pression naturelle, brute, typique d’un alpha dominant.
Attends… Est-ce que c’est pas le type qui avait aidé un oméga à Pohang, l’an dernier ?
Je clignai des yeux, surpris. L’homme s’était figé. Il me fixait sans détourner le regard.
J’aurais dû me demander pourquoi il s’était arrêté, ou pourquoi il me fixait comme ça. Mais mon cerveau refusait de réfléchir. Sa seule présence suffisait à saturer tous mes circuits.
Ce chapitre vous est présenté par la Dragonfly Serenade : Traductrice • Ruyi ⋄ Correctrice • Ruyi
・.ʚ Voilà la fin du chapitre ɞ .・
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