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    Le lendemain, Heeseong se sentait toujours vidé de toute énergie. Il ne parvint à avaler qu’une infime portion de la bouillie aux œufs qu’il aimait pourtant tant le matin. Les yeux perdus dans le vague, il ne fit que regarder par la fenêtre.

    « Ça me brise le cœur quand mon bébé ne mange pas…  »

    … Tu n’as qu’à la manger toi-même.

    D’un coup de patte, Heeseong repoussa la cuillère. C’était la première fois qu’il laissait des restes. Yoon Chi-young se contenta de le caresser en silence, vérifia la date, puis examina la plaie sur sa patte. Mais le chiot, trop amorphe, resta affalé sur ses cuisses sans réagir.

    Il ne comprenait plus rien. Les tourments de la veille flottaient encore dans son esprit au réveil.

    Yoon Chi-young, un fratricide — un acte que sa raison pouvait comprendre, mais que son cœur refusait d’accepter.

    Les phéromones de plus en plus entêtantes du loup à l’approche de la saison des amours, et la peur en lui de redevenir humain, malgré tout… Tout cela le perdait.

    Même au bureau, Heeseong restait lové contre Yoon Chi-young. Maintenant, lorsqu’un homme prenait peur à la simple voix de ce dernier, ou lorsqu’une vie semblait suspendue à un fil, cela ne le touchait plus. Certes, il avait vu bien des horreurs dans le tripot, mais surtout… Il s’était accoutumé à cette violence.

    Au début, je ne voulais surtout pas qu’on découvre que j’étais le beastman qui avait frappé Yoon Chi-young en pleine figure…

    Mais aujourd’hui, d’autres inquiétudes bien plus profondes alourdissaient son petit corps pelucheux. Heeseong avait toujours eu cette tendance à voir les choses sans espoir. Alors, les questions qu’il n’arrivait pas à résoudre creusaient lentement en lui comme des lames silencieuses.

    … De toute façon, Yoon Chi-young essaiera de me tuer quand je redeviendrai humain.

    Même si c’était évident, cette pensée tourmentait Heeseong.

    Peu importait à quel point Yoon Chi-young s’était attaché à lui : cette affection ne visait que le chiot, pas « Heeseong, le chien ». Il avait eu de la chance de pouvoir le tromper en jouant ce rôle, mais si Yoon Chi-young découvrait qu’il était en réalité un homme-bête — et surtout le responsable de l’incident —, il l’abandonnerait sans la moindre hésitation.

    Heeseong n’attendait rien de lui, de toute façon. Pourtant, il ne comprenait pas pourquoi son cœur se faisait chaque jour un peu plus lourd.

    C’est alors qu’on agita quelque chose sous son museau.

    « Tiens, miam-miam. »

    « … …  »

    Yoon Chi-young lui tendait une lamelle de patate douce séchée. Allongé sur le bureau, Heeseong se contenta de le fusiller du regard avant de détourner la tête, refusant la friandise.

    « Qu’est-ce qui ne va pas, petit…  ? Tu es malade ? »

    Yoon Chi-young marmonna d’un ton inquiet en soulevant le chiot à hauteur de son visage. Le comportement étrange de Heeseong semblait vraiment l’inquiéter. Contrairement à d’habitude, où il se débattait, grognait ou mordillait quand on le prenait dans les bras, il restait affalé, morose, la gueule obstinément close.

    Peu après, Yoon Chi-young le reposa sur le bureau. Il pencha la tête vers le petit corps mou et affaissé, et demanda doucement, comme s’il s’adressait à un amant qu’il voulait rassurer :

    « Si tu es malade, on rentre à la maison, d’accord ? Hm ? »

    « …  »

    « Ou bien… Tu en as marre d’être ici ? Et si on allait à la mer, tous les deux ? »

    … Non. Laisse-moi tranquille.

    Même à ces mots, Heeseong se recroquevilla, enfouissant la tête dans ses pattes comme pour se couper du monde. Ce jour-là, la tendresse de Yoon Chi-young ne déclenchait ni colère ni joie. Il ne pouvait pas le tromper et vivre éternellement sous cette forme de chiot, de toute façon.

    À ce moment-là, un membre de l’organisation s’approcha avec prudence.

    « Boss. J’ai un rapport à vous faire… En privé. »

    « Fais-le ici. »

    Yoon Chi-young continuait de caresser le chiot d’une main distraite tout en écoutant le rapport. Sa voix basse n’avait plus rien de la chaleur qu’il réservait d’ordinaire à Heeseong.

    Le membre de l’organisation énonça les faits d’un ton neutre :

    « On a capturé le clan des ratons-laveurs dont vous avez parlé la dernière fois. Et aussi… Le gérant du casino des chiens est là. Il souhaite vous voir. »

    « …  »

    Ce fut Heeseong qui réagit. Le chiot releva la tête brusquement, les yeux fixés sur l’homme.

    Mon frère est venu jusqu’ici ?

    Le gérant du casino tenait à la confidentialité, même vis-à-vis des clients. Il ne se déplaçait jamais sans raison impérieuse. Il disait toujours qu’il devait rester disponible pour accueillir les clients avec assurance, peu importe l’heure.

    Alors, s’il s’était rendu jusqu’au QG du clan des loups, c’est qu’il se passait quelque chose de grave. Quelque chose qu’il ne pouvait pas régler à distance. Comme, par exemple… La disparition de son petit frère.

    Mais le grand loup, imperturbable, continua simplement de caresser le chiot.

    « Renvoyez-le. Dites-lui que je suis en rendez-vous galant. »

    « Bien, monsieur. »

    Un rendez-vous galant, rien que ça. Une excuse évidente pour esquiver le gérant. Pourtant, les hommes quittèrent la pièce sans poser de question. Seul Heeseong, qui venait de se redresser brusquement, sentit l’angoisse l’envahir.

    « Wouf…  ! »

    Si son frère avait fait le déplacement, c’était grave. Et peu importait combien il retournait la situation dans sa tête, la seule explication restait l’affaire qu’il avait provoquée. Il ne pouvait pas le laisser se faire éconduire ainsi. Pris de panique, Heeseong gratta frénétiquement le bras de Yoon Chi-young, tirant sur sa manche de toutes ses forces pour l’en empêcher.

    « Et si on mangeait des gambas géantes ce soir ? »

    « …  »

    Yoon Chi-young se contenta de poser la question avec nonchalance, comme s’il n’avait rien remarqué. En le regardant, Heeseong comprit qu’il n’avait absolument aucun pouvoir. C’était là le prix à payer pour rester un simple chiot.

    Le déjeuner, somptueux, fut composé d’un repas coréen raffiné et de gambas géantes. Assis dans les bras de Yoon Chi-young, Heeseong mangeait machinalement les morceaux qu’on lui apportait à la bouche. C’était la première fois qu’il goûtait une cuisine aussi luxueuse, mais il n’en ressentait aucun plaisir. Son esprit était ailleurs, obsédé par une seule pensée.

    Mon frère est forcément venu à cause de moi.

    Cela faisait presque un mois qu’il avait disparu. Durant ce temps, ni sa fuite ni la drogue volatilisée n’avaient dû passer inaperçues. Le boss du clan canin n’avait sûrement pas épargné son frère. Avec sa personnalité de bulldog, il avait dû le harceler, le menacer, l’obliger à trouver une solution coûte que coûte.

    Ce jour-là, Heeseong mangea moins de la moitié de sa portion habituelle.

    Yoon Chi-young ne le réprimanda pas. Il ignora tous les rapports de la journée, refusant de lâcher le chiot d’un seul instant, comme s’il ne voulait pas briser cette bulle.

    En fin d’après-midi, il le souleva doucement, comme pour le rassurer.

    « Et si on rentrait tôt aujourd’hui ? »

    Pourquoi tu demandes, hein ?

    Il ferait ce qu’il voulait de toute façon. Il posait toujours des questions comme ça, même quand il s’agissait de décider du sort d’un homme. Ces pseudo-conversations étaient devenues partie intégrante du quotidien de Heeseong.

    « On rentre, on mange un bon repas, et on se repose, d’accord ? »

    Comme toujours, Yoon Chi-young prit le chiot dans ses bras et se leva. Le petit chien ne protesta pas, mais resta dans ses bras, irrité. Ce calme inébranlable, ce détachement perpétuel… Tout cela le rendait fou.

    Yoon Chi-young enfila un manteau élégant et s’engagea dans le couloir. Le chiot, quant à lui, regardait dehors, à travers la grande baie vitrée du couloir surélevé. La nuit tombait, et comme chaque soir, des hurlements s’élevaient dans le territoire des loups.

    Awooo…  !

    Les hurlements étaient courants dans la société des homme-bêtes. On en entendait à chaque fête, ou lorsque les clans canins buvaient jusqu’à s’ennuyer. Personne n’y prêtait attention ici.

    Awoo…  !

    Personne… Sauf un chiot élevé parmi les chiens de combat.

    « …  ! »

    Les oreilles repliées de Heeseong se dressèrent brusquement. De nos jours, les homme-bêtes ne hurlaient qu’en cas d’excitation extrême, mais les chiens de combat avaient conservé leur propre langage. Chaque territoire possédait ses propres codes de hurlement, permettant aux clans de se reconnaître entre eux.

    Un long cri, suivi, après une pause, puis deux brefs.

    C’était la séquence utilisée par l’organisation de Heeseong. Autrefois réservée aux fêtes ou rassemblements, entendre ces appels en pleine ville ne présageait rien de bon.

    Mon frère me cherche.

    Une certitude instinctive l’envahit. Aucun chien du casino n’aurait osé hurler près du QG des loups sans raison vitale.

    Le chiot tenta aussitôt de répondre.

    Awooo- !

    Son hurlement manquait de précision, mais portait l’âme d’un vrai chien de combat. Ces mélodies qu’il reproduisait jadis parmi les grands Jindos lui revenaient naturellement. L’instinct de meute, aussi viscéral chez les chiens que chez les loups, le poussa à chercher des yeux son semblable.

    Soudain, une étreinte l’ensevelit contre un torse familier.

    « Tsk. »

    Yoon Chi-young.

    Son regard gris avait viré au givre. Un avertissement muet, comme on en adresse à un jeune animal turbulent. Mais loin de se calmer, Heeseong repoussa violemment avec ses petites pattes avant.

    Pour qui tu te prends, hein ? !

    Il se débattit pour ne serait-ce qu’entrevoir la fenêtre d’où provenait l’appel. Alors Yoon Chi-young soupira — un son inhabituellement grave. Son visage impassible contrastait radicalement avec ses manières habituellement enjouées.

    « Ha…  »

    D’une voix glaciale, il lança aux hommes dans leur dos :

    « Expulsez immédiatement ceux qui hurlent de notre territoire. »

    « Bien. »

    Trois hommes se transformèrent à l’instant. Trois loups gris massifs filèrent comme des ombres hors du bâtiment.

    Sans un mot de plus, Yoon Chi-young enveloppa le chiot dans son manteau et pressa le bouton de l’ascenseur.

    Lâche-moi ! Laisse-moi sortir !

    Les pattes de Heeseong s’agitèrent désespérément dans l’étoffe. Pour la première fois, aucune caresse ni parole douce ne vint le calmer. Seul le silence métallique de l’ascenseur répondit à ses efforts.

    La porte se referma lentement sur le visage de Yoon Chi-young, désormais dur comme la pierre.


    ・.ʚ Voilà la fin du chapitre ɞ .・

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