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    Les dix-huit enfers de la tradition taoïste

    Depuis les origines de la pensée chinoise, l’au-delà n’est pas un simple royaume de paix ou de tourments, mais un véritable reflet des actions humaines. Dans la tradition taoïste, les enfers — loin d’être un concept strictement binaire de paradis et d’enfer — forment un système complexe, à la fois symbolique et moralisateur. Les Dix-Huit Enfers (ou parfois plus, selon les versions) sont autant de royaumes souterrains où les âmes fautives expient leurs fautes à travers des supplices aussi précis que terrifiants.

    Ces enfers, gérés par des juges implacables et peuplés de démons zélés, illustrent une vision profondément enracinée dans la culture chinoise : celle de la rétribution karmique et de la purification des âmes. Chaque enfer correspond à un crime ou un vice — mensonge, trahison, impiété, cruauté — et propose une peine à la hauteur de la faute commise. Mais au-delà de la peur, ce système vise à éveiller les consciences et à guider les vivants vers une conduite vertueuse.

    Mais pour bien comprendre ce que représentent ces enfers, il est essentiel de reprendre le concept depuis ses origines. Car ces royaumes de souffrance ne sont pas seulement des lieux de punition, mais aussi des miroirs des croyances, des valeurs et des peurs qui ont façonné la pensée chinoise au fil des siècles. Avant de parcourir les couloirs sombres du monde souterrain, il nous faut d’abord remonter à la source : comprendre comment et pourquoi ces enfers ont vu le jour, et ce qu’ils cherchent réellement à nous enseigner.


    Les Neuf Cieux et l’architecture de l’au-delà

    La représentation des enfers dans la pensée chinoise ne peut être comprise sans d’abord explorer sa contrepartie céleste. Dans la cosmologie ancienne, le ciel lui-même est structuré en neuf niveaux superposés, appelés les Neuf Cieux (九天 jiǔ tiān), une vision que le sinologue Henri Maspero a décrite avec précision dans ses recherches sur le taoïsme.

    « Le ciel est formé de neuf couches, ou gradins (九重 jiǔ chóng), séparés par des portes gardées par des créatures redoutables — tigres et panthères —, sous l’autorité de gardiens célestes appelés les Portiers du Seigneur (dìhūn 帝阍). À la base de cette structure se trouve la porte Chānghé (阊阖), véritable seuil entre le monde terrestre et le monde céleste. C’est par cette ouverture que le vent de l’Ouest descend sur la terre, et qu’il est possible d’accéder au ciel et d’entreprendre l’ascension vers le Palais céleste (紫微宫 Zǐwēigōng) *, situé tout en haut, dans la constellation de la Grande Ourse (北斗 Běidǒu). »

    Ce sanctuaire céleste est la demeure du Seigneur d’En Haut (Shàngdì 上帝), divinité suprême qui régit à la fois les vivants et les morts. C’est dans ce dernier rôle qu’il accueille les âmes dans son royaume, chacune occupant une place précise au sein de la hiérarchie cosmique.

    Dans cette conception, la hiérarchie des Neuf Cieux se divise en deux groupes : six cieux inférieurs et trois supérieurs. Les trois niveaux les plus élevés sont réservés aux divinités immortelles, la plus haute étant la demeure de la divinité suprême, quel que soit le nom qu’on lui donne*. Tandis que les six autres accueillent les esprits des morts. C’est donc dans ces couches inférieures que s’inscrit la dynamique des enfers et de la justice posthume.


    Le monde des morts dans le Zhen Gao

    Cette vision est développée dans un texte fondamental du courant Shangqing du taoïsme : le Zhen Gao (《真诰》), ou Déclarations authentiques. Ce recueil, attribué au poète mystique Yang Xi (杨羲), fut « révélé » entre 364 et 370 de notre ère, bien qu’il s’inspire certainement de traditions plus anciennes aujourd’hui perdues.

    Le Zhen Gao décrit un monde souterrain composé de Six Cieux terrestres (六天 liù tiān), où résident les esprits des morts (guǐshén 鬼神). Ces cieux sont distincts des Trois Cieux célestes (sān tiān 三天), qui abritent les êtres divins, immortels et sages. Les Six Cieux inférieurs ne sont pas de simples lieux d’accueil passif pour les âmes défuntes, mais de véritables instances de jugement. On y règle les différends entre morts, on y purifie les fautes, et l’âme y traverse un processus d’apurement indispensable avant de pouvoir évoluer spirituellement.

    Ce parcours d’épuration se déroule sur dix-huit niveaux successifs. Chacun représente un palier de transformation où l’âme est confrontée à ses erreurs passées. Ce n’est qu’au terme de cette ascension éprouvante, semée d’obstacles, que l’esprit peut espérer rejoindre un plan supérieur ou, dans certains cas, renaître dans un cycle amélioré.


    Les dix-huit strates de l’enfer chinois

    Dans l’imaginaire chinois, l’enfer – ou Dìyù (地狱), littéralement « prison souterraine » – n’est pas un lieu éternel de damnation, mais un purgatoire transitoire. Il s’agit d’un royaume souterrain complexe, structuré en plusieurs niveaux et galeries, où les âmes sont jugées, purifiées et préparées à une future réincarnation.

    À ses origines, ce monde infernal comportait un nombre bien plus élevé de strates : certaines traditions mentionnent jusqu’à 136 enfers distincts, organisés autour de huit régions majeures, elles-mêmes subdivisées en seize départements punitifs. Mais au fil du temps, notamment sous la dynastie Tang, et sous l’influence croisée du taoïsme et du bouddhisme, cette architecture a été simplifiée. On en est venu à parler de dix cours (殿 diàn), chacune dirigée par un roi infernal (王 wáng) nommé par l’Empereur de Jade (玉皇 Yù Huáng), souverain céleste du panthéon taoïste.

    Le plus célèbre d’entre eux est Yánluó Wáng (阎罗王), adaptation chinoise du dieu hindou Yama, qui gouverne l’au-delà dans les Védas. Dans la mythologie bouddhique, il devient juge des morts. Curieusement, dans certaines légendes chinoises, Yánluó Wáng n’est que le cinquième des dix rois infernaux, rétrogradé pour avoir fait preuve de trop de clémence dans ses jugements.


    Justice et supplices dans l’au-delà

    Chaque niveau de l’enfer est une cour de justice spécialisée, où l’âme du défunt est confrontée à ses actes passés. Les fautes y sont classées, pesées et punies avec une précision terrifiante. Ainsi, les meurtriers et bandits sont traînés devant la cour du vent et du tonnerre ; les voleurs brûlent dans la cour des flammes ; les adultères et les violeurs sont plongés dans des chaudrons d’huile bouillante.

    Mais ce monde des morts reflète étrangement celui des vivants. Comme dans l’administration terrestre, la corruption n’est pas absente : les prières, les rituels funéraires, et les offrandes de papier brûlé servent à adoucir la sentence, amadouer les juges, voire soudoyer certains démons gardiens.


    La potion de l’oubli

    Après avoir purgé leurs fautes, les âmes doivent encore franchir une dernière épreuve : l’oubli. Avant de retourner sur terre pour renaître, elles rencontrent Meng Po (孟婆), l’ancienne gardienne de l’oubli. Elle leur tend une coupe remplie de la soupe ensorcelée (迷魂汤 míhún tāng), une décoction magique qui effacera toute mémoire de leur vie précédente et des souffrances endurées. Ce n’est qu’après avoir bu ce breuvage que la réincarnation peut avoir lieu.


    Henri Maspero : un passeur entre les mondes

    Sinologue français de renom, Henri Maspero (1883-1945) fut l’un des premiers à introduire de manière rigoureuse l’étude du taoïsme et des croyances religieuses chinoises en Occident. Fils du célèbre égyptologue Gaston Maspero, il consacra sa vie à l’exploration des textes anciens chinois, décryptant les structures complexes de la pensée taoïste, les cosmologies célestes, les mythes et les pratiques religieuses populaires.

    Son œuvre majeure, Le Taoïsme et les religions chinoises, publiée à titre posthume, reste une référence incontournable. Maspero n’était pas seulement un savant érudit : il possédait un rare talent pour faire dialoguer les textes anciens et les idées universelles, et pour révéler, derrière les figures mythologiques, les aspirations humaines à la justice, à la paix, et à la renaissance.


    Je vous remercie chaleureusement d’avoir pris le temps de lire ce texte et d’explorer avec moi ces fascinantes traditions. Cet article n’aurait jamais vu le jour sans Le Gardien, et à tous ceux qui viennent après avoir lu cette œuvre, j’aimerais simplement vous dire merci d’avoir suivi la traduction. J’espère que vous avez passé un bon moment en ma compagnie, hahaha !

    • Chapitre

      Chapitre 03 🔍

      Chapitre 03 🔍 Couverture
      par Ruyi ♡ - Le campus originel de l’Université de de la cité des Dragons avait été construit à l’époque de la République de Chine* et portait le poids d’un siècle d’histoire. Partout où l’on posait les yeux, de vieux arbres majestueux formaient une voûte dense qui obscurcissait presque entièrement le ciel. Les bâtiments universitaires, dissimulés sous cette canopée, dataient de l’époque des concessions européennes* : ils paraissaient anciens, presque abandonnés. Seuls les bâtiments…

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